Certains se souviennent, avec émotion parce qu’ils y étaient, d’un concert de Joyce DiDonato à Paris en avril 2006 dans une Salle Gaveau à moitié vide. Pour son premier grand récital parisien, Franco Fagioli au contraire a déplacé les foules. Parmi les spectateurs venus nombreux applaudir leur nouvelle coqueluche figure celui qui, en lui offrant le rôle d’Arbace dans Artaserse, l’a révélé au monde lyrique : Max Emanuel Cencic. Le nom donné à la soirée, « virtuosités baroques », semble d’ailleurs promettre bon nombre de ces roulades échevelées qui agitent l’opéra de Vinci. Ne sont-ce pas elles qu’attend un public frappé du syndrome Farinelli (le film) ? L’on sent passer dans l’assistance comme un frisson délicieux quand Franco Fagioli atteint sans faillir, dans un seul souffle, des notes que l’on croyait interdites à un gosier masculin. Un « Vinci a capella ! » lancé du premier balcon au moment des bis confirme que la recherche de sensations fortes a motivé en grande partie le déplacement. Le plus stupéfiant, c’est que le contre-ténor s’exécute et offre dans un geste démesuré un large extrait de « Vo solcando un mar crudele » sans un seul instrument pour le soutenir.
Comment dans ces conditions ne pas être tenté de privilégier l’agilité au sentiment ? Même le poème profane de Frescobaldi, « Se l’aura spira », est éclaboussé de théâtre par un chant qui semble vouloir se satisfaire davantage d’opéra que de musique de chambre. L’effort qui déforme le visage et l’attitude qui, par certaines mimiques, accentue la similitude souvent relevée avec Cecilia Bartoli sont eux aussi empreints d’un dramatisme a priori étranger aux pièces composant l’essentiel du programme. Le tempérament latin s’exprime à travers des déhanchements, des claquements de doigts et des trépignements qui font de la conclusion de la cantate « Dolc’è pur d’amor l’alfanno » une sorte de flamenco. Les trois musiciens, Marco Frezzato au violoncelle, Luca Pianca à l’archiluth et Jeremy Joseph au clavecin assistent, amusés et complices, au spectacle, sans oublier toutefois d’en tisser habilement l’indispensable trame instrumentale.
Encouragé par l’ovation qui accueille les battements effrénés d’un « cor ingrato » dont on peut préférer l’interprétation plus sensible et plus liée de Philippe Jaroussky, Franco Fagioli ose des variations sur « Nel cor piu non mi sento » encore plus sensationnelles. Pourtant, l’émotion est là sous-jacente et ne demande qu’à prendre le pas sur la pyrotechnie. Lors de la cantate « Aure soavi e liete » par exemple où le chant, devenu plus raisonnable, se mouille de larmes. Ou le temps d’un « Si dolce è ‘l tormento » de Monteverdi qui, sans solliciter les extrêmes, touche au cœur. Il faut une technique infaillible pour rendre ainsi tangible le tourment amoureux en suspendant sa voix au fil de la musique. Une technique et ce qui, dans l’art lyrique, s’avère plus indispensable encore : une âme.