En plus du Roi carotte déjà chroniqué dans ces colonnes, le festival de Saint-Céré propose deux autres opéras avec pour chacun d’eux un metteur en scène différent. Par chance, le Rigoletto de Michel Fau a été donné en plein air au château de Castelnau comme prévu, alors que certaines représentations avaient dû être rapatriées en salle pour cause de pluie. Une bonne fortune, en effet, tant la mise en scène s’intègre à merveille dans le cadre de la cour d’une forteresse qui constitue un mur de scène idéal pour la nuit d’horreur qui s’annonce. Pas d’entracte, néanmoins, car le froid s’installe rapidement et il s’agit de préserver les chanteurs et les musiciens autant que le public. L’absence de pause s’avère un excellent choix et l’action se déroule sans temps mort avec une force décuplée. Le décor se réduit à un simple plateau en damier avec en alternance un trône surmonté d’une tête chevaline et une façade de type maquette Renaissance. Tout se joue sur cet échiquier, à l’exception de la sortie du duc qui s’en va dormir en empruntant une échelle adossée à la façade du corps latéral du château. L’effet est saisissant. Un joli lever de lune et des chauves-souris qui tournoient, ajoutent la dernière touche à une ambiance de Nuit des morts-vivants. Gilda meurt à peu près à l’heure, puisqu’il approche minuit quand retentit le « Maledizione ! » ultime.
Dans cette atmosphère hallucinée à la Tim Burton, où les maquillages, très crus et blancs, transforment les personnages en revenants, le duc, méphistophélique en diable, est censé entonner son « Questa o quella » avec une morgue et une suffisance qu’on ne retrouve pas dans le chant de Carlo Guido. Attaques difficiles, aigus pénibles, peut-être n’a-t-il pas la voix du rôle ou n’est-il tout simplement pas à son affaire. Isabelle Philippe n’a pas à prime abord le profil pyrotechnique de Gilda, mais la jeune femme, qui chante également le Requiem de Fauré dans le cadre du même festival, bénéficie d’un joli timbre et surtout d’une sensibilité musicale qui font merveille. Christophe Lacassagne apparaît tout d’abord dans une robe à vertugadin et fraise qui lui donnent l’apparence outrée d’un masque de carnaval. Puis le masque tombe, pour révéler un Rigoletto fragile en vêtements de dessous, grimé comme le héros de V pour Vendetta, pauvre chose grotesque d’où émerge une voix puissante, posée et émouvante. Le Sparafucile de Jean-Claude Sarragosse avec sa voix sombre, tout en ombres et lumières, semble sortir d’une gravure de Goya. Hermine Huguenel se distingue en interprétant avec éclat deux rôles : celui de la duègne qui se fait lutiner par le duc en même temps qu’il séduit Gilda et Maddalena, dont elle restitue brillamment la sensualité et la vitalité. Mention spéciale pour Éric Demarteau dont le grave convaincant solennise chaque apparition de Monterone, au demeurant spectaculaire, d’un patricien en toge juché sur des cothurnes mi-grande folle, mi-felliniennes. À la fin de l’opéra, il surgit en ange de la mort doté de larges ailes, dans un bel effet…
Dominique Trottein conduit avec énergie l’orchestre du festival. La réduction pour une vingtaine d’instruments ne retire rien à l’ensemble et la force de la partition apparaît, intacte. La mise en scène, très originale, on l’aura compris, sert judicieusement un opéra qu’on connaît par cœur mais qui révèle encore des surprises : quand Rigoletto ouvre le linceul, c’est le duc qui apparaît, se lève et reprend sa « Plume au vent ». Au même moment, le bossu s’exclame : « Illusion notturna è questa ». Vision cauchemardesque ou onirisme sombre, l’approche de Michel Fau, qui met à nu la violence, les mensonges et les mécanismes sociaux, est riche et éclairante.