En 1719, Vivaldi avait présenté à Mantoue, où il était maître de chapelle du gouverneur Philippe de Hesse-Darmstadt, son opéra Tito Manlio sur un livret de Matteo Noris, qui avait déjà servi en 1696 à Florence dans une composition musicale de Carlo Francesco Pollarolo. Le vif succès de l’œuvre avait conduit à de nombreuses représentations dans diverses villes italiennes. Le livret, inspiré de Tite-Live, oppose la vertu républicaine du consul Tito Manlio à la fougue de son fils Manlio qui, provoqué par son ennemi Geminio, l’a tué en enfreignant l’ordre donné. Précisons que le conflit initial est dû au refus de Rome de nommer consul l’un de ses alliés latins demandant ce traitement d’égalité en guise de reconnaissance, et que Geminio, chef des rebelles latins tué par le Romain Manlio, est à la fois l’aimé de la propre sœur de Manlio, Vitellia, et le frère de Servilia, qui aime Manlio. D’autres personnages compliquent davantage l’intrigue jusqu’au dénouement qui voit le fils faire amende honorable et le père maintenir sa sentence le cœur déchiré avant d’en être dessaisi par l’intervention de l’armée. Cette dernière se soulève en effet pour libérer son héros, soustraire ainsi Manlio à la loi commune au nom d’une Loi suprême et lui permettre d’épouser Servilia. Le nouveau chef des Latins, Lucio, épousera Vitellia, la sœur de Manlio, et consacrera ainsi la paix avec Rome. La richesse des airs provient non seulement de ces conflits divers mais aussi des états d’âme de Vitellia et de Servilia, partagées entre leur amour et leur sens du devoir, tour à tour alliées et opposées dans leurs affects.
En 1720, le Teatro della Pace de Rome passe commande à Vivaldi, mais aussi à deux compositeurs romains, Gaetano Boni et Giovanni Giorgi, d’un nouvel opéra sur le même livret. Si la version de 1719, du seul Vivaldi, a fait l’objet d’enregistrements au disque, c’est la recréation de cette version inédite de 1720 qui nous est proposée pour le concert donné dans le cadre du festival d’Ambronay. Toutefois, elle repose sur la reconstruction musicologique de Frédéric Delaméa, présentant uniquement les airs d’une œuvre collective dont la partition originale est perdue et dont les récitatifs n’ont pu être reconstitués. C’est donc davantage un récital qu’un opéra qui nous est présenté, le lien entre les airs ne pouvant être trouvé qu’en lisant le résumé présenté dans le fascicule d’accompagnement.
Ce qui frappe, c’est la différence éclatante entre l’écriture musicale des airs des actes I et II, due respectivement à Boni et Giorgi, plaisante et parfois virtuose, et celle des airs de l’acte III, due à Vivaldi, où l’originalité, l’audace et la variété tranchent avec certaines formes et formules convenues des deux actes précédents. Le Concerto de’ Cavalieri, sous la direction de Marcello Di Lisa, en fait une démonstration remarquable. C’est dans le troisième acte que s’affirment donc en toute logique la voix de Ann Hallenberg, Servilia joyeuse à l’idée de sauver son bien-aimé de la prison, donnant toute la mesure de son timbre lumineux, de l’assise de son chant et de la souplesse de sa diction, ainsi que celle de Vivica Genaux dans l’air de Manlio « Non m’afflige il tormento di morte ». Déjà chaleureusement applaudie dès son premier air dans l’acte I (« Se mi feristi »), la mezzo-soprano américaine éblouit par sa voix brillante, la précision de son phrasé, sa présence scénique et son interprétation sensible. Mais les autres voix féminines ne sont pas en reste : la voix claire et la belle articulation de la jeune soprano norvégienne Mari Eriksmoen donnent une humanité et une profondeur fascinantes au personnage de Vitellia, et la mezzo-soprano grecque Mary-Ellen Nesi est convaincante dans les deux rôles de Lucio et de Decio qu’elle interprète avec beaucoup d’expressivité. Seul homme parmi toutes ces femmes – et quelles femmes ! – le ténor norvégien Magnus Staveland peut paraître parfois un peu terne, moins engagé vocalement, avec une diction moins précise, des fins de phrases moins tenues, des éclats de voix moins maîtrisés. Il dispose toutefois d’un timbre agréable qui s’insère harmonieusement dans l’ensemble vocal et instrumental.
L’intérêt archéologique de la soirée est indéniable, même si les compositions de Boni et Giorgi ne paraissent pas devoir être inoubliables. Du moins aura-t-on eu le plaisir de découvrir de nouveau airs de Vivaldi confirmant la prééminence de son génie musical, servi ce soir par des musiciens et des cantatrices de premier rang. En cela, il s’agit d’un événement marquant de ce festival d’Ambronay qui réserve chaque année son lot de belles surprises.