Si ce sont ses concertos qui ont transmis le nom de Vivaldi, la cinquantaine d’opéras qu’il composa – dont beaucoup nous sont parvenus incomplets, ou privés de leur musique – suffirait à attester sa qualité de compositeur lyrique. Depuis quelques décennies, la résurrection de ce riche répertoire, essentiel, s’est faite à la faveur de quelques musicologues et d’interprètes non moins passionnés.
Anthea Pichanick et Camille Delaforge sont de ces derniers. Intitulé « Sento in seno » [je sens dans ma poitrine], de l’incipit d’une aria célèbre d’Il Giustino (1), le récital qu’offre le Festival de Beaune (2) est placé sous le signe de l’émotion. Il s’ouvre sur l’ample cantate Cessate, ormai cessate, où l’amant abandonné de Dorilla se lamente sur son sort. Deux récitatifs accompagnés alternent avec deux arias. Véritable scène d’opéra dont la force dramatique culmine dans la seconde partie du premier air, désespéré, en sol mineur, puis dans le second, vengeur, en mi bémol. Ce seront ensuite huit pièces extraites d’opéras du prêtre roux qui feront le bonheur du public. S’inséreront opportunément trois concertos et une sinfonia, qui permettront à ce dernier de focaliser toute son attention sur la richesse de l’ensemble Il Caravaggio, et à notre soliste de reprendre son souffle.
Bien que son répertoire illustre des oeuvres du XVIIe siècle à nos jours, en passant par Rossini, Verdi et Strauss, c’est à travers son engagement par de nombreux ensembles baroques réputés que le grand public connaît Anthea Pichanick. Les airs qu’elle nous offre ce soir, rares ou connus des passionnés, pour certains, couvrent la plupart des affects de la panoplie baroque, de la joie sereine à la fureur, doublée d’appel à la vengeance, en passant par l’amour, ses incertitudes, ses craintes, ses plaintes, et le désespoir.
La clôture, à claires-voies, qui sépare la « salle des pôvres» de la chapelle, s’ouvre largement en son centre. Ainsi permet-elle au public de voir la soliste et la cheffe, mais restreint la vue des autres musiciens : petit mal pour un grand bien, car l’acoustique et le cadre sont exceptionnels. Les violons jouent debout, comme la cheffe au clavecin (surélevé). Saluons le violon solo de Roxana Rastegar, superbe de son et d’aisance et le non moins brillant Patrick Langot au violoncelle.
Les mezzos s’étant appropriées une large part de leur répertoire, quitte à poitriner les graves, il est rare de rencontrer une authentique contralto : à côté de Delphine Galou ou de Marie-Nicole Lemieux, Anthea Pichanick est l’une des plus belles. La plénitude du chant, son égalité, sa rondeur, ses couleurs chaleureuses, emportent l’adhésion, assortis d’une conduite de la ligne, d’une souplesse, d’une vituosité au service des textes illustrés. Ajoutez à ces moyens exceptionnels une familiarité rare du style et vous aurez compris que nous fûmes comblés : le chant est habité.
La richesse de la cantate d’ouverture a été mentionnée. D’emblée, nous pouvons affirmer que tout est réuni pour une magistrale réussite : le texte est pleinement investi, et les moyens expressifs sont là, de la douceur caressante à la fièvre puis à la furie. Ce premier sommet sera suivi de bien d’autres, tous de plus de 8000 mètres. L’aria « Parlano a questi core », une découverte, est chargé d’émotion contenue. On ne sait qui admirer le plus de la voix ou du violoncelle, dans l’air « Di verde ulivo », souvent illustré. Le lugubre « Fra cieche tenebre » enchaîné au « Di se senti » (de Nerone fatto Cesare) – ce dernier d’une séduction souriante et délicate, sur les pizzicatti des cordes – pourraient résumer tout l’art vocal de Vivaldi. Il en va de même de l’air de Zanaide (Argippo) « Se lento ancora il fulmine », dont la structure articule une première partie chargée de fureur, reprise, puis interrompue par un passage langoureux, avant le da capo. Alors que l’écriture, simple, pourrait induire une lecture banale, nous avons là un modèle d’interprétation renouvelée, captivante. Sans doute le « Gelido in ogni vena » est-il le plus connu des airs programmés. La raison en est simple. Pour illustrer le sang qui se fige, Vivaldi va user d’un ostinato descendant, accablé, qui rappelle celui de l’Hiver dans les Quatre saisons, avant que le poignard tombe. Farnace, vaincu, appelle son épouse et son fils à mettre fin à leurs jours pour ne pas être livrés à l’ennemi. Même en ignorant tout de l’histoire, l’émotion est là, le figuralisme et l’interprétation suffisant à faire frissonner chacun. La fureur assassine de l’aria di sdegno « Con la face di Megara », conclut cette riche soirée.
Nouveau venu dans le paysage baroque, l’ensemble Il Caravaggio se hisse au meilleur niveau, imprimant sa marque, soutenant sans peine la comparaison avec les références connues. Ses sept complices, d’une vitalité impressionnante, se jouent de toutes les parties virtuoses, dans des tempi et des nuances extrêmes. Les articulations, les phrasés sont admirables, ce peut être flamboyant comme accablé. Toutes les qualités chambristes, avec une écoute permanente de l’autre, assorties d’une force expressive incroyable. Les deux solistes, cités plus haut, pourraient en remontrer à beaucoup de leurs confrères, non seulement dans leur jeu mais par les couleurs qu’ils donnent à leur chant. Les concerti et la sinfonia de L’incoronazione di Dario sont réjouissants. Evidemment, Camille Delaforge, qui ne quitte pas le clavecin, insuffle la vie à tout ce que l’ensemble joue. Sa gestique, démonstrative, à laquelle tout le corps participe, n’est pas sans rappeler celle d’une autre grande cheffe, Emmanuelle Haïm, lorsqu’elle entamait sa belle carrière.
Du public, conquis, les longs et denses applaudissements appellent un bis. Il fera la surprise à Anne Blanchard, à laquelle il est dédié, comme à l’auditoire, d’une interprétation poignante, d’une instrumentation originale des Feuilles mortes, (Joseph Kosma sur un poème de Jacques Prévert). La nature de l’arrangement, les timbres et le style ne jurent pas avec les œuvres précédentes : un recitativo accompagnato introduit l’aria, servis par la voix émouvante d’Anthea Pichanick. Une soirée qui restera gravée dans la mémoire de chacun, n’en doutons pas.
(1) Où l’orchestre joue en pizzicatti. L’air, souvent illustré (N. Stutzmann, Ph. Jaroussky, J.J. Orlinsky…) ne figure cependant pas au récital de ce soir. (2) Programme donné en mai dernier au festival La Folia, de Rougemont (canton de Vaud), visible sur YouTube.