Comme un superbe livre d’images, cette reprise de Madame Butterfly mise en scène en 2005 par Mireille Laroche et son équipe donne à la tragédie de Cio-Cio-San une dimension intimiste, d’une délicate poésie ornant des abîmes, où les maquettes traditionnelles de petites maisons en bois au premier plan voisinent d’emblée avec des croix qui se dressent à jardin. Dans la douceur ouatée de ces décors dus à Guy-Claude François, seulement troublée par les crissements des stores, la violence s’impose d’emblée lors de l’entrée de Pinkerton – musicalement et visuellement. Violence d’une intrusion dévastatrice, soulignant la comédie d’un mariage factice – puis violence de la passion amoureuse qui prend rapidement le pas sur la légèreté du lieutenant de la marine américaine. La beauté des costumes de Danièle Barraud, la subtilité des lumières de Philippe Grosperrin rendent justice à la dimension proprement mythique du drame. Tout, jusqu’au moindre détail, est soigné, parfaitement synchronisé, depuis la procession des jeunes filles japonaises accompagnant l’entrée de Cio-Cio-San, puis la quittant après l’intervention de l’oncle bonze en faisant tournoyer leurs ombrelles, jusqu’au moment poignant où Madame Butterfly se donne la mort alors qu’elle est reliée à son fils par une longue bande d’étoffe blanche évoquant un cordon ombilical. Magnifique spectacle pour les yeux, donc, où tous les chanteurs, intelligemment dirigés, font preuve de talents d’acteur, suscitant une attention et une émotion constantes. Bel écrin pour des voix marquantes, expressives, émouvantes, qui font couler les larmes dans la salle.
Le ténor Sébastien Guèze est un Pinkerton d’une grande juvénilité, séduisant, charmeur, dont les aigus rayonnants sont soutenus par une longueur de souffle remarquable et un timbre clair, quasi solaire, qu’accompagne une projection parfaite. Il partage en outre un bel art de la diction et de l’articulation avec le baryton Marc Barrard, incarnant un Sharpless de grande classe dont la facette moins positive, celle de la lâcheté, est également mise en évidence avec talent.
On regrette que la Suzuki de Delphine Haidan peine à faire passer ses émotions, et que le duo des fleurs du deuxième acte, du coup, s’avère un peu décevant. Les seconds rôles, à l’exception notable de Luc Bertin-Hugault qui interprète avec vigueur et conviction le personnage de l’oncle bonze, ne sont guère marquants.
Mais cela n’empêche pas cette représentation d’être une véritable réussite, car la titulaire du rôle-titre est tout simplement idéale. La soprano Ermonela Jaho, déjà saluée pour son interprétation de la geisha (en 2010 notamment à l’opéra de Cologne), compose ici une Cio-Cio-San d’une sensibilité, d’une grâce et d’une personnalité qui frappent par leur authenticité. Excellente actrice, Butterfly convaincante de bout en bout dans sa fragilité comme dans sa force, Ermonela Jaho maîtrise le rôle à merveille, mettant sa technique vocale époustouflante au service d’une palette de nuances, avec une parfaite homogénéité dans toute la tessiture, émettant avec aisance le contre-ré de la scène d’entrée tout comme le contre-ut à l’unisson avec Sébastien Guèze dans le final du premier acte. C’est un grand moment que ce duo d’amour où l’érotisme des voix le dispute à celui des corps, dans un engagement absolu des deux chanteurs. L’émotion étreint la salle, au même titre qu’à l’acte II, lorsque Cio-Cio-San chante son illusion d’un avenir radieux (« Un bel di vedremo », suivi d’une explosion d’applaudissements) ou dans l’air destiné à l’enfant, « Sai cos’ ebbe cuore » : impossible de rester de marbre lorsque l’art du chant et le talent du jeu dramatique atteignent à un tel niveau.
Sous la direction précise, dynamique et sensible à la fois d’Alain Guingal, l’Orchestre régional Avignon-Provence est d’une exquise délicatesse, avec une richesse de timbres et de couleurs dont la transparence évoque l’aquarelle. Le Chœur de l’Opéra Grand Avignon, une fois de plus, est excellent.
Toute représentation, on le sait, est nouvelle naissance de l’œuvre, manifestation dans le temps présent de l’intemporalité de l’art. Cet après-midi en particulier, les paroles de Puccini se déclarant, malgré le mauvais accueil de Madama Butterfly par le public lors de la création en 1904, « assez tranquille », parce qu’il savait avoir « fait un opéra vivant et sincère », trouvent une éclatante confirmation. Cette vie, cette sincérité, nous les voyons aussi dans les yeux mouillés de larmes d’Ermonela Jaho qui, aux saluts, ne quitte que lentement et avec peine le rôle qu’elle vient d’incarner.