Quand on se souvient que l’Académie de l’Opéra de Paris (d’abord nommée Atelier lyrique), que dirige Christian Schirm depuis 2005, a vu passer dans la période récente des artistes comme Marianne Crebassa, Cyrille Dubois, Stanislas de Barbayrac, ou Florian Sempey, on est évidemment très curieux d’aller voir et écouter les chanteurs qui, dans peu d’années, entretiendront la flamme du chant lyrique.
Chaque année désormais, la magique Grange au Lac d’Evian, cette « isba » qu’Antoine Riboud, alors grand manitou du groupe Danone, et donc des Eaux d’Evian, avait il y a quelque vingt ans offerte à Mstislav Rostropovitch, accueille un mini-festival, sous-titré « Voix d’automne », où chantent des artistes qui en sont plutôt à leur printemps. Bois blond, acoustique parfaite, précise et chaude, décor de bouleaux en fond de scène, l’endroit est insolite, entouré de grands arbres aux sublimes couleurs automnales, à la fois luxueux et rustique.
© Grange au lac
Bâtir un chœur en quatre jours
C’est Leonardo García Alarcón qui, remplaçant quasi au pied levé Christina Pluhar, dirigeait la jeune troupe de l’Académie samedi 24 octobre dans une soirée Purcell où Didon et Enée succédait à un patchwork d’extraits d’opéras (The Tempest, King Arthur, ou Dioclesian).
Les grands gagnants de la soirée furent à notre sens d’abord, Leonardo García Alarcón et les quelques musiciens de sa Cappella Mediterranea. Le rayonnant chef argentino-suisse, qui danse devant son clavecin, comme il dansait dans la fosse de l’Opéra-Bastille quand il dirigeait triomphalement les Indes Galantes il y a juste un an, tisse un tapis musical à la fois sensuel, soyeux, ductile, nerveux, articulé, sensible, et amicalement attentif aux émotions de jeunes chanteurs, qu’on imagine fragilisés et déstabilisés par la « pression », et la présence dans la salle de directeurs d’opéra, dont celui de Paris, qui ont leur avenir entre leurs mains…
Et pour en rester encore un instant à Leonardo García Alarcón, on restera ébaubi de la manière dont, d’une douzaine de solistes, il parvient en trois ou quatre jours de répétitions, à faire un chœur d’une beauté évidente, équilibrant la sonorité, la sculptant sous nos yeux de ses mains, dansantes elles aussi. Les chœurs de La Tempête ou de Didon furent parmi les plus beaux moments de la soirée. Il est vrai que depuis dix ans à la tête de son superbe Chœur de chambre de Namur il a acquis une expérience magnifique.
© Grange au lac
Les heures de vol
L’expérience, on a envie de rester à ce mot. Le chef nous confiait en riant qu’il faut parfois cinq ou six représentations à des chanteurs chevronnés pour qu’ils soient vraiment à l’aise dans un rôle… Rien ne remplace les « heures de vol », donc. Mais il est vrai qu’on put remarquer que certains artistes étaient prêts, vocalement et musicalement, qu’ils avaient atteints une certaine maturité, alors que pour d’autres c’était encore un peu tôt. Histoire de tempérament, de parcours personnel, et tout simplement de technique vocale.
Une des plus convaincantes fut la Suissesse Andrea Cueva Molnar, au radieux timbre de soprano qui fut une belle Belinda dans Didon et Enée. Elle fut notamment la Princesse de L’Enfant et les sortilèges au Palais Garnier en janvier 2020, dans une production où brillait aussi, en Horloge et en Chat (il est d’ailleurs assez félin), le baryton français Timothée Varon, dont la prestance et la voix éclatante firent ici un très bel Enée.
On nommera aussi le contre-ténor vénézuélien Fernando Escalona, qui chanta un air du Génie du froid (de King Arthur) angoissant et glaçant à souhait, en maîtrisant impeccablement son crescendo, du pianissimo au fortissimo le plus impressionnant (belles sonorités froides des violons, notamment de Chouchane Siranossian), et fut aussi une réjouissante Sorcière dans Didon.
On citera le ténor chinois (invité de l’Académie) Yu Shao, pour sa maîtrise technique (impeccables vocalises), son expressivité, sa présence, son plaisir évident à transmettre la musique. Il nous disait à quel point la personnalité de Leonardo García Alarcón, avec son exigence et sa gentillesse, avait été inspirante pour lui et ses amis.
On fut un peu moins convaincu par la mezzo française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Didon), qui, notamment dans son air final « When I am laid in earth », suppléa par une belle émotion le manque d’homogénéité de sa voix, comme si elle hésitait entre le registre de mezzo et celui de soprano. Mention particulière à l’Indienne Ramya Roy, ardente et pittoresque Magicienne, mezzo ou peut-être contralto, la voix semble hésiter, mais tempérament scénique indubitable.
Timothée Varon © Grange au lac
Beethoven à l’heure du déjeuner
Le lendemain matin dimanche, à 11h30 (!), un concert dédié à Beethoven permit d’entendre plus longuement certaines voix. Ainsi le ténor suédois Tobias Westman, subtilement accompagné par le pianiste Félix Ramos, donna-t-il un superbe cycle An die ferne Geliebte. Démarrant un peu à froid (le trac, la pression, etc…), il gagna en puissance, en lyrisme, en expression, en incarnation, attentif aux mots autant qu’aux notes. Le timbre est magnifique, avec de belles demi-teintes et une maîtrise de la voix mixte. Ce fut une belle découverte que cette voix s’éveillant, s’ensoleillant, au fil des lieder. On nous dit qu’il est excellent en Werther. On le croit volontiers.
Le baryton américain Alexander York nous laissa un peu plus dubitatif, quel que soit son charisme. Certains lieder paraissaient un peu haut pour lui (Mailied, Adelaide), d’où de légers problèmes d’intonation. C’est dans le Chant de la puce, « Es war einmal ein König »,op. 75/3, sur un texte extrait du Faust de Goethe, que sa faconde fit des merveilles et qu’enfin sa voix put retrouver sa plénitude.
On nommera la soprano Jeanne Gérard, artiste invitée de l’Académie, au timbre naturellement émouvant. On l’entendit dans des extraits de ces cycles trop méconnus que sont les mélodies écossaises et irlandaises, où brilla aussi le baryton-basse écossais Niall Anderson (superbe voix totalement homogène, maîtrise du legato, respiration infatigable, grand sérieux, un peu trop peut-être).
Enfin la délicieuse soprano russe Kseniia Proshina, chantant dans son arbre généalogique et dans sa langue, nous offrit trois mélodies particulièrement méconnues, WoO 158a. Ce fut merveille d’entendre ce soprano naturel, avec des mezza voce ravissant, colorant sa voix tour à tour d’inflexions espiègles ou tendres.
Prendre date pour l’avenir
Longue énumération, nous dira-t-on, mais c’est en somme manière de prendre date. Tous ces artistes ont moins de trente ans, sont en pleine période de maturation, à l’image de la basse américaine Aaron Pendleton, dont on sent qu’il a des possibilités remarquables, qui ne demandent qu’à se développer (les voix graves mûrissent plus lentement).
Ajoutons que voir ces jeunes chanteurs, leur enthousiasme, leur amour du métier, c’est, dans la période d’incertitude que nous traversons, un spectacle aussi émouvant qu’exaltant.