Un vent de baroque semble souffler comme rarement sur Vienne, ville pourtant si réticente à élargir son répertoire traditionnel. Bien sûr, on est encore loin de l’offre parisienne en la matière, et c’est le rassurant Haendel qui s’installe avec le plus de facilité. Mais un Theater an der Wien entièrement rempli pour une tragédie lyrique de Rameau – si française dans son propos – dénote une rupture certaine : mieux vaut tard que jamais.
Pour sa deuxième confrontation avec Castor et Pollux (la première s’est déroulée à Amsterdam en 2008, dans une mise en scène de Pierre Audi), Christophe Rousset s’est associé une nouvelle fois avec Mariame Clément, lesquels avaient proposé la saison dernière un remarquable Platée à Strasbourg. A la première vue du décor – le hall d’entrée d’une grande demeure aristocratique à la Cluedo – on craint le grand lieu commun de la mise en scène baroque contemporaine : l’inévitable drame bourgeois, avec son lot de moulures et de longues robes frivoles. Les moulures sont bien là, les robes également, mais c’est tout autre chose que nous propose Mariame Clément. Profitant de l’ouverture et des nombreux menuets et autres gavottes, elle glisse ça et là des flashbacks, des souvenirs, éclairant l’histoire de ces deux frères amoureux de la même femme. Les repères temporels se brouillent, Pollux rencontre l’enfant qu’il a été, y retrouve le courage pour aller sauver son frère des Enfers, etc. En plus d’être parfaitement dirigée, la succession de ces scènes de famille forme en quelque sorte une nouvelle mythologie, avec ses codes, ses sous-entendus et ses implications profondes – universelles mais renouvelées – : l’amour, la fraternité, la jalousie, la mort, la rédemption. Rarement aura-t-on vu (et surtout à Vienne !) une mise en scène si fouillée, si juste et en même temps si fluide et si lisible. On ne peut qu’espérer une reprise.
La distribution est malheureusement trop hétérogène pour oser tutoyer la « soirée parfaite ». Se côtoie dans des français parfois approximatifs un casting sans doute trop international pour espérer rendre toute la complexité des pages de Rameau. Anne Sofie von Otter par exemple, malgré l’admiration que l’on porte à son legs discographique – et notamment baroque – ne peut masquer le déclin de sa voix et de son souffle. On salue l’engagement scénique, qui la fait d’ailleurs évoluer de jeune adulte à femme esseulée, mais on ne peut malheureusement pas adhérer à une émission stridente et pas toujours juste… A l’opposé, Christiane Karg, sublime Télaire, est la révélation de la représentation, si ce n’est de ce début de saison viennoise. Belle et altière, son instrument est d’une grande noblesse, particulièrement soutenu, et surtout : nuancé. Son « Tristes apprêts, pales flambeaux » touche réellement au sublime : n’est pas donné à toute jeune chanteuse d’arrêter ainsi le temps. Maxim Mironov, plus habitué à Don Ramiro, Lindoro ou Almaviva, ne démérite pas en Castor. Sa partie est délicate, et lorsque l’on voudrait plus de corps, le ténor russe semble encore marcher sur des œufs. Le baryton Dietrich Henschel, très valable schubertien par ailleurs, peine – par trop d’incertitudes et de vibrato – également à insuffler cet « esprit français » dont la troupe a manifestement eu du mal à s’approprier.
Les Talens Lyriques, au contraire, sont immanquablement très à l’aise. Le nom de cet ensemble n’a-t-il pas été d’ailleurs choisi en référence au sous-titre des Fêtes d’Hébé, autre ouvrage de Rameau ? Christophe Rousset, avec cette battue très spécifique (on pense à la gestuelle scénique baroque) qui le caractérise, donne tout son poids à cette magnifique partition et élabore avec le plateau une interactivité permanente. Le résultat est lumineux et conserve simultanément cette âpreté qui singularise la tragédie lyrique française. Aux saluts, ovation plus que méritée pour le Arnold Schoenberg Chor, stupéfiant de tenue tout au long de la soirée.