La salle se remplit d’une foule bruyante, on n’est pas venu ici pour s’ennuyer ! Le batteur, dans la fosse, vide consciencieusement son sac avec des mines gourmandes, et en sort les accessoires les plus variés, qui laissent présager des sons en rapport. Après la désopilante Madame Mouche à beurre, le Trianon présente la Princesse de Trébizonde : cette salle serait-elle en train de devenir le temple parisien du lyrique déjanté et de l’amateurisme de bon aloi ?
Car avant d’aller plus loin, rappelons qu’il s’agit ici d’un spectacle d’amateurs (dans le bon sens du terme), encadré par des professionnels : nous ne chercherons donc pas de comparaisons, et notre évaluation tiendra compte de cette particularité. Surtout, il s’agit d’un travail de troupe : chacun fait selon ses moyens, mais aucun ne démérite, et le résultat global est très proche de la qualité de ce type de spectacles visibles en Angleterre ou en Allemagne, où la tradition en est restée très vivace contrairement à la France (mais, pour ne citer qu’Offenbach et des productions récentes, on se souviendra néanmoins d’un très bon Orphée aux Enfers à Charenton, et d’un excellent Château à Toto à Boulogne-Billancourt).
L’histoire est assez compliquée, mais si l’on veut la raconter en deux mots, disons que dans une foire, l’une des filles du chef des saltimbanques casse le nez de la Princesse de Trébizonde, une statue de cire qui constitue l’attraction principale de leur musée de cire forain, et elle décide de prendre sa place. Le fils d’un prince qui passe par là tombe amoureux d’elle. Parallèlement, les gens de la balle gagnent un château à la loterie, et les deux grandes familles, celle des saltimbanques et celle du prince, vont s’y retrouver pour des échanges aussi multiples que variés.
Créée en 1869 avec grand succès, entre La Périchole et Les Brigands, cette Princesse est tout imprégnée de ces deux autres œuvres, nombre d’airs et d’ensembles en sont des adaptations directes, et La Belle Hélène n’est pas loin non plus. Et bien sûr, comme souvent chez Offenbach, on pense aussi à La Vie Parisienne (« Tourne, tourne, tourne en rapide tourbillon, tourne, tourne, tourne comme un léger papillon… »), et la poupée des Contes est annoncée (« Elle a des ressorts, elle tourne des yeux, elle vous dit papa-maman si gentiment… »). On y retrouve des airs irrésistibles (« J’ai cassé le nez de la Princesse », « Ah, j’ai mal aux dents… »).
La mise en scène de Rémi Préchac est remarquable, de même que sa direction d’acteurs. Bien sûr, on remarque ça et là des réminiscences des Deschiens ou de Savary (les cinq extraordinaires pages en noir et blanc, les sœurs siamoises, les deux poivrotes), mais tout cela est fort bien fait. Et même le lapin de Chantal Goya, qui traverse la scène après le chœur des chasseurs (inspiré bien sûr du Freischutz) et les entraîne à sa poursuite, pour une fois fait rire ! Le rythme du spectacle est endiablé, les changements de décors sont réalisés par les choristes en un ballet bien réglé, les déplacements des masses (près de 50 personnes en scène) et les jeux chorégraphiques sont éblouissants d’efficacité quand on considère que l’on a affaire à des amateurs, et les sorties de scène des groupes, notamment en fin d’actes, que tant de professionnels ne savent souvent plus réaliser, sont parfaitement exécutées. Les éclairages, enfin, sont travaillés tout aussi professionnellement.
On aurait envie de citer nombre de solistes, mais, comme toujours dans ce genre de production, quelques personnalités se dégagent tout particulièrement (ce qui ne veut pas dire que les autre déméritent), qui magnétisent la salle à l’instant même de leur entrée en scène : Lætitia Ayrès, sous un physique frêle, endosse avec autorité et naturel son rôle de délicieuse Zanetta/princesse qu’elle chante très joliment ; Jean-Philippe Monnatte en Cabriolo, entre Brachetti et Benigni, mène vocalement et scéniquement avec brio et humour tout son petit monde ; et Hervé Dupont incarne un Sparadrap à la diction et à la sobriété parfaites.
Les décors d’Eric Destenay sont un peu passéistes, l’utilité d’une machine aussi lourde n’est pas prouvée, et un ensemble plus sobre et plus dépouillé – en évoquant davantage le côté fantastique du musée de cire – aurait peut-être été plus efficace. Les costumes de Véronique Boisel vont du drolatiques au délirant et sont tous individuellement extraordinaires, avec leurs formes et leurs couleurs improbables (les désopilantes sœurs siamoises aux cheveux aussi rouge-carotte que leur robe inspirée des Ménines, la femme-serpent, les chapeaux…), et même si l’on peut regretter un ensemble un peu trop disparate et manquant d’unité, ne boudons pas notre plaisir, une fois qu’on est entré dans le jeu, c’est un régal d’y découvrir mille détails amusants.
Le chef Laurent Goossaert conduit l’excellent orchestre Ad Lib d’une main de maître ; l’esprit d’Offenbach est bien là, l’accord avec le plateau est très bon, les gags sonores amusants (les tourterelles, les cigales, etc.) même s’ils demandent à être encore un peu affinés, amusant également le jeu entre la fosse et la scène (l’air des cannes) : tout cela participe efficacement du mouvement et de la gaieté de l’ensemble.
Amoureux d’Offenbach et vous tous qui ne connaissez pas cette œuvre, ne manquez pas l’occasion exceptionnelle de voir cette rare Princesse, et courez applaudir la troupe des Tréteaux Lyriques, qui nous offre là une bien agréable soirée où la bonne humeur du plateau et de la fosse gagne vite toute la salle, qui pardonne bien volontiers les évidentes petites faiblesses. Un incontournable de cette morose fin d’année (onze représentations, jusqu’au 17 janvier 2010, dont les bénéfices seront reversés à des œuvre caritatives).