Pourquoi la direction de l’Opéra de Toulon a-t-elle choisi de célébrer Verdi avec cette production d’Aida déjà invitée en 2006 ? Parce qu’elle plaisait aux responsables de la banque qui sponsorise les représentations ? Ils qualifient le spectacle de « somptueux ». Cela laisse rêveur ! On n’attend pas certes que l’Opéra municipal de Toulon déploie des fastes qui excèdent ses moyens. Mais quand la suite d’Amnéris se réduit à une esclave, le défilé des prisonniers à huit malheureux, en comptant Amonasro, le ballet des Maures à rien du tout puisqu’il disparaît, et le chœur des prêtres à un effectif à peine suffisant, comment ne pas regretter l’option adoptée pour le Lohengrin de l’an dernier, une mise en espace et le recours à des forces externes pour étoffer celles de la maison ? Cela eût évité l’impression tenace d’une impossible gageure, celle de donner à la pénurie l’apparence de l’opulence.
Les décors et les costumes de Jean-Pierre Capeyron jouent le jeu de l’évocation égypto-maniaque, avec parfois une accumulation de signes qui donnent à la scène l’aspect d’un magasin aux accessoires. La mise en scène de Paul-Emile Fourny s’y conforme elle aussi, peut-être jusqu’au ridicule. Est-ce à elle que l’on doit les attitudes de certains chanteurs, qui semblent tellement attentifs à présenter leur profil, comme sur les images antiques, avec pour résultat une fixité en immédiat désaccord avec le discours musical ? Si c’est le cas, le Roi s’est montré réfractaire car il est absolument dépourvu de superbe. Montrer Amnéris se piquant d’architecture éclaire-t-il le personnage ? Cela semble surtout destiné à valoriser le décor et ses murs garnis de colonnes à chapiteau papyriforme, dont l’ampleur encombrante ne servira ni la scène au bord du Nil, privée de l’atmosphère bucolique qui suscite l’évocation de la nature éthiopienne, ni la scène de la prison, où la division entre espace du haut et du bas d’un effet dramatique si fort n’existe pas. Mais qu’apporte la présence d’un scribe ? Seule bonne idée, montrer Aïda en porteuse d’eau, car elle fonctionne de bout en bout. Mais du parti pris de situer le plus souvent les chanteurs à bonne distance, au point qu’ils chantent sans se regarder même s’ils s’apostrophent, bien calés vers le public, ressort une accablante impression de désuétude, que renforcent les pinceaux lumineux dont Jacques Chatelet cerne les solistes. Quant à la chorégraphie d’Erick Margouet, défendue par un effectif étriqué, elle tente vainement de jeter un pont entre positions classiques et danse rythmique.
Comme Lohengrin, Aida est un des sommets du répertoire, tant l’écriture de Verdi y atteint des sommets de raffinement. Tous, solistes, choristes et instrumentistes doivent satisfaire à des exigences incessantes. Ils s’y efforcent, avec des bonheurs divers. On aimerait n’en dire que du bien, tant la difficulté de leur travail suscite le respect. Mais sur le plan scénique, par exemple, la première entrée du chœur des prêtres consterne par les yeux braqués sur le public à la recherche de visages connus. Quant au plan vocal, si les choristes font de leur mieux, les effets de chant lointain ou souterrain laissent néanmoins beaucoup à désirer. Chez les solistes, la voix de la prêtresse de Phtah (Aurélie Ligerot) semble osciller beaucoup malgré sa jeunesse et le messager (Vincent Ordonneau) semble s’adresser à des sourds. Dans le rôle effacé du Roi Paolo Battaglia donne l’impression d’être totalement étranger, si ce n’est indifférent, à la prestance du pharaon. Carlos Almaguer est un Amonasro plus concerné, à la puissance bien connue et à l’aise dans la tessiture, mais l’engagement reste mesuré, tout comme celui de Wojtek Smilek, interprète de Ramfis, ce qui prive de relief le personnage, le chanteur semblant parfois à la peine dans le bas du rôle. Carl Tanner est un Radamès des plus frustes : jusqu’au quatrième acte, où il se montre capable de nuances, il semble croire que chanter fort et balancer des aigus puissants est nécessaire et suffisant. Enkeleda Skhosa a-t-elle les moyens de chanter Amnéris ? On le croyait, connaissant depuis ses débuts à Pesaro dans L’occasione fa il ladro et le Dom Sebastien de Bologne, jusqu’à une récente Quickly, l’étendue de la voix et la pâte du timbre. Elle ne dissipe les doutes qu’aux deux derniers actes tant elle abuse de sons poitrinés dans les deux premiers. Mardi Byers, enfin, est-elle Aïda ? Un medium et des graves qui passent mal la rampe, les suraigus à peine esquissés, et un jeu de scène qui semble souvent provenir du cinéma muet, on n’est ni séduit ni ému !
Dans la fosse, Alberto Garrido-Holt semble parfois surpris ou irrité par le public, qui ne bronche pas à la fin de la romance « Celeste Aïda » mais qui se déchaîne mal à propos dans la scène du triomphe, ou qui perturbe par des bruits de porte les premières mesures des actes. Le prélude annonce une exécution honnête, légèrement privée de flamme, mais la prudence est la mère de la sûreté. Ainsi, sans accident mais sans véritable alchimie – dans les ensembles, on coexiste, on ne s’unit pas – et sans produire l’enchantement sonore attendu le chef et les musiciens conduisent au port une représentation qui ne fera pas date. Le public, parmi lequel de nombreux hôtes du sponsor, après avoir ruiné les mesures finales par des applaudissements prématurés, semble manifestement convaincu du contraire.