L’association du jeune compositeur italo-suisse Oscar Bianchi (né en 1975) avec l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat pour l’opéra Thanks to my eyes avait été saluée en juillet dernier au festival d’Aix-en-Provence (voir recension), et l’on ne peut que se réjouir de voir cette œuvre reprise aux quatre coins de l’Europe grâce à une tournée qui emmènera cette production à Saint-Quentin-en-Yvelines (le 16 mars), puis à Bruxelles, à Lisbonne et à Madrid, avant de revenir en France, à Mulhouse en septembre prochain. C’est l’occasion d’entendre – ou de réentendre –, le premier essai opératique de celui qui s’était fait remarquer avec une cantate pour ensemble vocal et orchestre, Matra, créée à Strasbourg en 2008 et opportunément sortie en disque chez Cyprès le 7 mars 2012. Thanks to my eyes intrigue, intéresse, et ne manque pas de susciter de nombreux questionnements.
On signalera tout d’abord un livret qui semble s’inscrire dans la lignée de Pelléas : par sa concision énigmatique, bien sûr, fruit du travail de Pommerat lui-même sur le texte de sa pièce, mais surtout par tout un réseau d’images qui rappellent inévitablement Maeterlinck. Le jeu entre l’obscurité et la clarté, très souligné par les magnifiques images que créent les décors et lumières d’Eric Soyer, le mystère qui entoure les deux héroïnes féminines, la promenade au bord du gouffre vers lequel le personnage principal emmène l’une des jeunes femmes, le motif du départ constamment repoussé, les références aux aveugles, cette famille étrange où le père et le fils sont finalement réunis autour du lit de mort de la mère, autant d’éléments présents dans le chef-d’œuvre de Debussy. A-t-on cru les masquer en faisant le choix de l’anglais comme langue de cet opéra ? Oscar Bianchi dit avoir voulu « un anglais considéré comme ‘terre du milieu’, d’interaction internationale neutre », ce qui permettra peut-être à son opéra une plus large diffusion à l’étranger, mais qui étonne d’autant plus qu’un peu de français se mêle malgré tout à ce texte traduit d’après la pièce Grâce à mes yeux. Non seulement la mère du héros s’exprime en français, mais l’étrange Young Woman in the Night chante vers la fin deux strophes du poème « Valse de Chopin », déjà mis en musique par Schönberg, puisqu’il est tiré du Pierrot Lunaire d’Albert Giraud, compatriote et contemporain de Maeterlinck.
Musicalement, on peut aussi s’interroger sur le pourquoi de la sonorisation adoptée. Elle a bien sûr le mérite de surmonter les problèmes acoustiques qui pourraient se poser dans certaines salles durant la tournée du spectacle, elle permet de ne pas perdre une miette des diverses interventions des excellents instrumentistes vaillamment dirigés par Franck Ollu, mais dans le cas des chanteurs, elle uniformise les moyens vocaux des uns et des autres. C’est sans doute un bien, mais cela peut aussi sembler un peu frustrant. En l’état, Hagen Matzeit offre une belle voix de contre-ténor au héros, Aymar, prisonnier d’une famille assez insensible à ses aspirations personnelles. Dans le rôle du père, la basse Brian Bannatyne-Scott s’impose par une présence scénique massive, mais aussi par la qualité de sa diction. La mère est un rôle exclusivement parlé, en français, on l’a dit. Les deux autres personnages féminins sont en revanche chantés : Fflur Wyn, A Young Blonde Woman, et Keren Motseri, A Young Woman in the Night, font assaut de virtuosité et d’expressivité dans des rôles très vocalisants qui exigent d’elles beaucoup d’agilité, Bianchi ne répugnant pas à orner certaines syllabes de broderies de notes, y compris pour les personnages masculins. En tout cas, l’atmosphère irréelle de ce Pelléas moderne ne laisse pas de fasciner, et l’on espère que Bianchi n’en restera pas là de sa carrière de compositeur lyrique.