Dernier grand projet de son surintendant Dominique Meyer, la Scala se lance dans une nouvelle production du Ring wagnérien. Das Rheingold vient conclure la saison 2023-24. Die Walküre et Siegfried sont d’ores et déjà annoncés respectivement pour février et juin 2025. Götterdämmerung devrait suivre la saison prochaine et on parle d’un cycle complet en 2026 (le précédent avait été donné en 2013). Les choses ne s’annonceraient pas sous les meilleurs auspices. Initialement prévu à la tête de l’Orchestre de la Scala de Milan, Christian Thielemann a récemment abandonné le navire (officiellement, pour des raisons de santé), obligeant le théâtre à trouver in extremis une solution de remplacement. Simone Young a ainsi assuré les trois premières représentations tandis qu’Alexander Soddy assure les trois suivantes (les deux chefs sont également annoncés en alternance pour Die Walküre et Siegfried). Dans de telles conditions, le travail réalisé par Alexander Soddy est on ne peut plus remarquable et original. Le chef britannique n’a pas cherché ici à recréer un son germanique mais a su profiter des qualités naturelles de l’orchestre (transparence, clarté, finesse…) dans une approche plus italianisante. Sous sa baguette, Das Rheingold deviendrait presque une comédie élégante dans le style du Rosenkavalier donné quelques jours plus tôt en ce même lieu. Pour cette raison même, certains passages grandioses sont dès lors un peu frustrants : l’introduction orchestrale de la scène 3 (quand nous pénétrons dans le royaume d’Alberich) ou l’ascension finale au Walhalla. La direction de Soddy est également éminemment théâtrale, en parfaite symbiose avec les chanteurs. Au final, sa conception est intéressante, même si elle rompt avec nos habitudes d’écoute.
La distribution est globalement d’un très bon niveau. Michael Volle offre un Wotan parfaitement abouti. A 64 ans, le baryton allemand impressionne par la fermeté de sa voix. La projection est d’une belle puissance, sans effort apparent, et sans signe de fatigue vocale. L’aigu est sûr, moins mixé qu’en certaines occasions, appuyant ainsi l’autorité au personnage. Le texte est dit avec intelligence, les inflexions vocales étant toujours d’une grande justesse. Son Wotan n’est pas tout d’une pièce. Plutôt qu’une figure monolithiquement patriarcale sure d’elle-même, il semble déjà à moitié conscient de son déclin. C’est une interprétation qui d’ailleurs se défend : pour citer Woody Allen, l’éternité c’est long, surtout vers la fin. En revanche, son dieu parait ainsi moins volontaire et retors, un peu comme s’il se laissait entrainer malgré lui par Loge. Ce dernier est incarné par Norbert Ernst, ténor à la voix un peu engorgée, manquant de mordant, vocalement beaucoup moins percutant que les interprètes habituels du rôle. Dramatiquement, le chanteur autrichien manque de présence et son Loge est trop transparent. L’Alberich de Olafur Sigurdarson obtient un succès mérité aux saluts. L’acteur est excellent et le rôle ne lui pose vocalement aucun problème… et même pas assez, paradoxalement ! On en effet a un peu l’impression d’entendre un ténor dans un rôle de baryton (pensons à Placido Domingo dans sa seconde partie de carrière) : le chanteur islandais n’a ainsi jamais besoin de pousser sa voix pour sortir une note exposée, quand bien même Wagner prévoit un climax à l’orchestre, ce qui créée une sorte de décalage où l’impact dramatique musical est perdu. A l’occasion de la reprise de Tannhaüser à Bayreuth cet été, nous écrivions de Siyabonga Maqungo que nous suivrions sa carrière avec intérêt. Son Froh vient confirmer cette impression : la voix est toujours aussi rayonnante, bien projetée. Certes on associerait plus spontanément son timbre au répertoire du belcanto romantique, mais un chant d’une telle qualité dans le répertoire wagnérien est un luxe dont il faut se féliciter. Andrè Schuen est un Donner vocalement très correct et bon acteur. Le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est en tous points excellent : on a hâte de l’entendre dans Siegfried où sa partie est plus développée. Le Fasolt de Jongmin Park triomphe lui aussi à l’applaudimètre. La voix est puissante, homogène sur toute la tessiture, avec notamment de beaux graves profonds bien ronds. Face à une telle présence, le Fafner d’Ain Anger reste de très bon niveau mais un peu en retrait. La Fricka d’Okka von der Damerau est un peu pâle : techniquement, le rôle est bien chanté mais la caractérisation scénique est quasiment inexistante. On en dira autant d’Olga Bezsmertna, voix néanmoins lumineuse en Freia. En Erda, rôle généralement confié à un contralto et non à un mezzo comme ce soir, Christa Mayer n’a qu’une courte intervention et sa voix n’est pas apparue suffisamment chauffée, l’émission n’étant pas toujours très stable. Enfin, les trois filles du Rhin sont parfaites.
Déjà auteur du mise en scène du Ring à Strasbourg il y a plus de 15 ans, David McVicar offre ici une production différente (quoiqu’avec quelques emprunts). Après ce prologue, il est difficile d’imaginer dans quelles directions s’engageront les journées suivantes : en l’état, l’approche nous a semblé plutôt littérale, sans volonté de relecture, même si la scénographie est moderne. Celle-ci est simple et élégante, rappelant parfois la vieille production d’Otto Schenk au Metropolitan de New York, mais malheureusement sans le côté mystérieux de celle-ci en raison d’éclairages bien trop crus. Le fleuve est figuré par des éclairages bleus. Les Filles du Rhin s’ébattent au milieu des débris d’une gigantesque statue. L’or est symbolisé par un danseur à demi nu dont Alberich volera le masque. Le costume de ce dernier semble inspiré des mangas. Le Walhalla est classiquement représenté par un escalier monumental. Les dieux portent eux aussi initialement des masques. Ceux-ci symbolisent la jeunesse éternelle apportée par Freia : les dieux les quittent lorsque la jeune femme est emmenée par les géants. Leurs costumes sont plutôt surprenants. Wotan est vêtu d’une jupe longue noire (déjà vue épousant le fessier de Méphisto dans le Faust londonien du même McVicar). Fricka ressemble à Montserrat Caballé en Maria Stuarda. Froh est le moins gâté avec un masque triple et une robe à panier verte évoquant Louis de Funès dans La Folie des grandeurs (allusion à la construction du Walhalla ?) : à moins que le metteur en scène n’ait voulu insister sur la triple symbolique du dieu du printemps (fertilité, prospérité, paix). Les géants sont montés sur des échasses et assistés de quatre danseurs (ce sont eux qui agissent pratiquement, se saisissant de Freia par exemple). On ne peut qu’être admiratif devant l’aisance vocale des interprètes dans de telles conditions. Loge est lui aussi flanqué de danseurs, postés derrière lui, et sensés figurer les flammes par le mouvement de leurs bras. L’antre d’Alberich comprend un masque doré géant, symbolisant son trésor. Les nains sont joués par des enfants du Chœur de voix blanches de la Scala. La scène de transformation en dragon est particulièrement réussie (celle en crapaud l’est moins) avec l’utilisation d’une marionnette figurant un squelette préhistorique. Erda sortira de dessous l’escalier géant : avec ses longs cheveux blancs qui lui descendent jusqu’aux genoux, elle ressemble au Père Fouras dans Fort Boyard. Comme à Strasbourg, l’or sous lequel Freia se dissimule au regard des géants est une version miniature du masque. Un rideau noir tombe entre chaque scène pour permettre les changements de décors. Au finale, l’escalier du Walhalla se parera des couleurs de l’arc en ciel (comme à New York). Comme toujours avec McVicar, la direction d’acteurs est par ailleurs impeccable. Au global, sa mise en scène s’adresse, plutôt intelligemment, à un public peu familier de l’ouvrage, davantage qu’à un cercle d’initiés comme à Bayreuth. Il sera de plus intéressant de voir comment le propos du metteur en scène évolue dans les ouvrages suivants.