Les notes de programme nous le rappellent opportunément : L’Or du Rhin n’est que le prologue du Ring, une sorte d’avant-propos avant la vraie intrigue, celle de La Walkyrie, de Siegfried et du Crépuscule des Dieux. D’ailleurs sa forme elle-même est unique dans toute l’œuvre de Richard Wagner, et indique mieux que toutes les démonstrations cette place à part, en amont du vrai théâtre. Nous étions donc prévenus, il ne fallait pas s’attendre à grand-chose sur le plan dramaturgique. Dommage, car Calixto Bieito avait tout l’espace pour déployer son imagination, la décoratrice Rebecca Ringst lui ayant fait cadeau d’un plateau à peu près nu. A part un rideau, un canapé et un pan de mur composé de plaques métalliques qui permettent aux personnages d’entrer et de sortir en faisant le plus de bruit possible, rien n’aurait pu gêner une direction d’acteur. Cette dernière reste cependant bien sage, une fois dessinés à grands traits des personnages caricaturaux. Les Dieux sont des jouisseurs désœuvrés, les Géants forment une fratrie de capitalistes dépareillés, entre un Fasolt en costume de cadre et un Fafner en faux cow-boy de Las Vegas, les Nibelungen n’existent même pas, Mime restant la seule victime de la brutalité d’Alberich. Ce dernier bénéficie peut-être d’un surcroît d’attention de la part du metteur en scène, et apparaît sous les traits d’un savant-fou obsédé par la construction d’humanoïdes – celle à l’effigie d’une femme (interprétée par la danseuse Juliette Morel), il l’a peut-être créée en se mordant les doigts d’avoir renoncé à l’amour pour conquérir l’or. Ce monde où robots et humains se mêlent, sur fond d’intelligence artificielle et de catastrophes naturelles, devrait constituer le fil rouge des prochaines journées ; nous verrons si Calixto Bieito saura en tirer des propositions plus fortes et plus rythmées.
La force et le rythme, c’est aussi ce qui manque, très inexplicablement, dans la fosse d’orchestre pendant la première partie, entamée par un prélude en manque de netteté et (quel comble !) de mouvement. Tout se remet en place dès l’interlude, et la deuxième scène, avec ses dialogues, ses incompréhensions, ses quiproquos et ses revirements, trouve en Pablo Heras-Casado un animateur tranchant et nuancé, d’esprit presque mozartien, mais prompt à tirer de ses musiciens des sonorités denses et profondes. A quelques accrocs près du côté des cuivres, l’orchestre suit avec précision et enthousiasme. La rumeur fait parfois du chef d’orchestre espagnol le nouveau directeur musical de la maison, et ce ne serait pas dommage qu’elle se réalise.
Car Pablo Heras-Casado n’est pas de ces wagnériens qui s’imaginent toujours dirigeant des symphonies de Bruckner, un peu embêtés de s’apercevoir que les hommes et les femmes qui gigotent derrière les percussions sont des chanteurs que le public a envie d’entendre. Ainsi, les efforts pour ménager la projection de Iain Paterson sont louables ; arrivé il y a quelques semaines pour remplacer Ludovic Tézier, dont la prise de rôle en Wotan était très attendue, le chanteur ne cache pas l’effort, et « Abendlich strahlt der Sonne Auge » sonne parfois douloureusement. Son épouse en prend un relief particulier, d’autant plus qu’Eve-Maud Hubeaux, très à son aise sur toute la tessiture, compose un personnage véhément, moitié-vamp moitié-Lady Macbeth. Simon O’Neill, qui chante encore des Tristan et des Lohengrin, apporte à Loge une intégrité vocale bienvenue, sans sacrifier pour autant l’abattage qu’on attend de ce personnage à la cruauté insaisissable. En grand habitué du rôle, Gerhard Siegel impose sans difficulté un Mime sonore et pitoyable, tandis que Brian Mulligan, avec cette clarté de timbre qui donne tant de noblesse à ses Amfortas, montre en Alberich une forme de fragilité, voire de douceur, parfois au détriment de l’impact sonore mais sans que l’on regrette d’assister à une performance si originale. Originale aussi, forcément, est l’Erda inquiète et humaine de Marie-Nicole Lemieux, pour qui le passage à Wagner ne se fait pas sans exposer la trame de la voix. Le reste du casting, irréprochable, rend justice à Wagner – et à ce Prologue, un peu de sa veine théâtrale.