Le programme de recherches « Wagner – Lesarten », lancé en 2018, vise à produire une interprétation historiquement informée de L’Anneau du Nibelung, en mettant l’accent sur la reconstruction de la pratique instrumentale, vocale et linguistique de l’époque de Wagner. Comme l’a indiqué Kent Nagano, directeur artistique du projet, il s’agit de proposer une lecture parmi d’autres, non pas de prétendre jouer le Ring ultime. Le périple a démarré en 2021, avec une série de représentations de l’Or du Rhin sur instruments d’époque, ce qui ne représentait pas une nouveauté en tant que tel puisque Simon Rattle avait déjà dirigé l’œuvre en 2004 avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment. Pour La Walkyrie, il s’agit en revanche d’une première.
Sur la scène de l’immense Philharmonie de Cologne, tout l’instrumentarium voulu par Wagner est là. Les soixante-quatre instruments à cordes, dont la moitié de violons, sont tous montés avec cordes en boyau tandis que les violoncellistes jouent sans pique. Les flûtes sont en bois, les quatre Tuben sont bien sûr présents, tout comme le Stierhorn représentant Hunding lors de son combat avec Siegmund (joué du balcon) et six harpes à pédale Erard (pour l’Or du Rhin, il avait fallu se contenter de quatre !). Tout cela ne serait toutefois qu’anecdotique si cette débauche de curiosités ne se traduisait par un réel renouvellement en termes d’interprétation et d’équilibre sonore. À ce titre, on observe en particulier que le recours parcimonieux des cordes au vibrato donne du relief aux passages où ce dernier est utilisé, le vibrato étant alors employé comme moyen d’expression plutôt que par tradition. Les couleurs renouvelées des bois et des cuivres apportent par ailleurs du piquant à certains passages, de la douceur à d’autres, et, en début de troisième acte, font étinceler une Chevauchée des Walkyries irrésistible d’éclat. Dans une œuvre où ils sont constamment exposés, saluons l’excellence des musiciens du Concerto Köln et du Dresdner Festspielorchester, en particulier Alexandre Scherf (violoncelle solo) ainsi que Lorenz Eglhuber et Robert Oberaigner aux magnifiques soli de cor anglais et de clarinette.
Dès les premières mesures, dans une tension à couper le souffle, Kent Nagano guide avec maestria les forces orchestrales présentes vers l’extase sonore. Le chef américain sait parfaitement doser ses effets, suscitant des émotions surprenantes à chaque tournant : ainsi des crescendos finaux des deux premiers actes qui sont portés à des sommets vertigineux, éveillant un frisson irrépressible chez le public.
En contraste avec ce profond renouvellement orchestral, la partie vocale de cette Walkyrie s’inscrit dans une certaine continuité de l’interprétation de l’œuvre. L’effectif orchestral et sa disposition – sur scène et non en dessous comme le souhaitait Wagner – obligent les chanteurs à faire preuve de la même puissance que pour une représentation classique. Deux paramètres sont toutefois nouveaux : un diapason un peu plus bas que d’habitude (435 Hz) permettant aux chanteurs un peu plus d’aisance dans l’aigu, et un recours au chant parlando, comme par exemple lors du discours haletant de Hunding au premier acte.
Derek Welton est un Wotan éblouissant de puissance et de présence, dont les qualités de déclamation se marient à merveille au tapis sonore de l’orchestre dans ses adieux déchirants au dernier acte. En Brünnhilde, Christiane Libor, habituée des scènes wagnériennes allemandes, subjugue dès ses cris d’entrée, agrémentés de trilles comme Wagner le prévoit dans la partition. Si la voix de la soprano allemande reste un peu dure aux deux extrêmes de la tessiture, Libor réussit à l’alléger et livre un très émouvant troisième acte. Moins héroïque que de nombreux Siegmund, Ric Furman incarne le personnage avec vaillance et un aigu naturellement facile. Il aborde ainsi son « Chant du printemps » tel un lied romantique, avec légèreté et équilibre. En Sieglinde, Sarah Wegener est une tornade de volupté et de lyrisme, toujours au bord de l’extase. Impressionnant en Hunding, Patrick Zielke complète à merveille cette belle distribution, tout comme la Fricka digne de Claude Eichenberger ainsi qu’un groupe de Walkyries d’une belle prestance.
Pour ceux qui souhaiteraient découvrir ce début de Ring hors du commun, il est possible d’écouter des retransmissions de la représentation de la Walkyrie donnée le 16 mars à Amsterdam sur le site de la radio néerlandaise NPO, ainsi que de celle de L’Or du Rhin captée en 2021. Par ailleurs, et heureusement pour nous, cette Tétralogie sera enregistrée au disque, et comble du bonheur, les Parisiens pourront découvrir la prochaine étape : Siegfried sera en effet donné en 2025 à la Philharmonie.