Bon public, les spectateurs du théâtre royal de La Monnaie, après s’être ici et là interrogés du regard, se disent qu’une ovation debout, après tout, ne ferait pas tâche et c’est donc en standing que les protagonistes de cette première de Die Walküre sont accueillis au baisser de rideau avec un enthousiasme non feint. Dont acte. Même Roméo Castellucci s’est risqué sur la scène et a recueilli des hourras, ce qui n’était pas gagné d’avance. La Monnaie propose son premier Ring depuis trente ans. Sur deux saisons : en 2024-25 viendront Siegfried et Götterdämmerung et en octobre dernier, nous avons eu droit à Rheingold. Si ce deuxième opus de la Tétralogie est dans l’ensemble moins abouti que le premier, c’est au plateau vocal qu’on le doit. Davantage qu’à une mise en scène certes parfois perturbante, mais toujours aussi intelligente, foisonnante et réellement vecteur de sens. Un peu comme nous le ressentions déjà pour Rheingold, nous nous disons en quittant la salle qu’il faudrait revoir une fois au moins la production pour en goûter, parfois aussi pour en comprendre toutes les intentions. Et un peu comme nous nous le disions déjà pour Rheingold, nous avons hâte de connaître la suite, hâte de voir jusqu’où Castellucci va tirer la pelote. Ses productions sont reconnaissables entre toutes ; il y a de l’épure et du symbole, il y a le besoin de montrer le corps dans sa vérité (ici les malheureux héros du Walhalla dont les cadavres s’accumulent), fût-elle synonyme de nudité. Il y a aussi l’incontournable touche de spectaculaire, le besoin de montrer, de flamber. Une touche qui pourrait, il ne faudrait pourtant pas, occulter la vision d’ensemble. Ce que Castellucci met en avant ici, c’est l’animalité des protagonistes de cette terrible et sordide histoire de famille. Sur scène seront visibles un chien, une douzaine de colombes, et une huitaine de somptueux chevaux à robe noire, ceux-ci étant présents pratiquement cinquante minutes au III, sans autre interférence avec la salle que ce fumet reconnaissable entre tous parvenant à nos narines. Rien de tout cela n’est gratuit. Les chevaux d’abord. Ils sont l’attraction du spectacle, Castellucci a beaucoup dit à leur propos. Pour lui, les Walkyries sont à mi-chemin entre des êtres divins et des animaux. Les Walkyries sont des animaux en devenir. Le cri de cheval est comme une réponse au « Hoïotoho ! » par lequel débute le troisième acte. Ce n’est pas sans importance que les Walkyries se présentent avec un chant-cri dont les mots n’appartiennent pas au langage humain, des mots dépouillés de signification. Tout le temps que les huit sœurs de Brünnhilde seront sur scène, les chevaux les accompagneront. Les colombes maintenant : blanches comme neige, blanches comme Fricka, vêtue comme une mariée, blanches comme les suivantes de Fricka, ses clones. Ces défenseuses de la grande vertu, du mariage, des liens du sang et des principes, inattaquables bien sûr. Sauf qu’au fur et à mesure que le discours de l’épouse de Wotan se durcit, au fur et à mesure que croît son emprise sur son mari, Fricka se transforme. Fricka, selon Castellucci, s’érige en rempart de la tradition, en représentante suprême de ce « malaise de la civilisation ». Et les colombes qui (formidablement bien dressées) se posaient au début sur sa main, sont à la fin capturées, étranglées et trucidées par la main de fer de Fricka. Wotan assiste à tout cela et n’en peut mais. Le chien enfin. Il apparaît au tout début du I. Un immense chien noir, mystérieux et menaçant qui renifle partout, le chien de Hunding donc, ne rappelle-t-il pas son maître qui avale sa soupe comme un chien laperait son écuelle et en recracherait la moitié ; de fait, quand, à la fin du II, Wotan expédie Hunding aux enfers d’une pichenette, on voit le fameux chien, pendu, montant dans les cintres, tandis que le rideau tombe. La volonté de sobriété, de simplification, voire d’épure, autre caractéristique des mises en scène de Castellucci, peut circonvenir le spectateur. Il n’y a pas de maison de Hunding, pas de frêne, Nothung est fichée dans le corps de … Sieglinde. En revanche, de très belles réussites esthétiques comme ces cadavres amoncelés au Walhalla qui donnent lieu à une figuration de la Pietà de Michel Ange ou ce cercle de feu qui conclut l’ouvrage en lui donnant un double sens : c’est non seulement le cercle de feu allumé par Loge autour du corps endormi de Brünnhilde mais aussi une reprise de cet anneau doré symbole de l’or du Rhin, vu dans Rheingold. Deux des protagonistes présents à l’automne sont à nouveau à l’affiche. Gábor Bretz est un Wotan presque aussi juvénile que celui du premier volet. Il est toujours présenté comme un être faible, voire l’idiot du village au sens propre du terme (au II, il est entouré de cinq porteurs de drapeaux marqués des lettres qui forment « idiot »). Nous retrouvons les mêmes qualités vocales ; une gamme entièrement habitée, de haut en bas, une belle présence et un jeu engagé. Nous avons énormément gouté son monologue du II, avec un mezzo voce qui captive l’auditeur. Alors nous attendions forcément beaucoup du duo final avec Brünnhilde. Pour sa part, Bretz nous a semblé fatigué, pour ne pas dire épuisé par le poids d’un rôle titanesque et l’effusion qui provenait de la partenaire n’a pas reçu l’écho souhaité. Autre très belle retrouvaille : Marie-Nicole Lemieux en Fricka. Nous nous interrogions à l’époque sur sa capacité à entrer pleinement dans un rôle ingrat et pour tout dire vexatoire. Saurait-elle jouer la méchante, pour le dire autrement ? La réponse est claire. Lemieux convainc par l’ardeur de son engagement, l’ampleur de l’énergie qu’elle déploie, des tréfonds de la gamme jusqu’à ses sommets et la vivacité de ses attaques. Lemieux wagnérienne ? Et pourquoi pas ?
© Monika Rittershaus
Le rôle-titre est tenu par Ingela Brimberg : la Suédoise est une Brünnhilde qui nous emporte et fait preuve d’une endurance sans faille et qui, notamment dans le final, porte véritablement son partenaire. Très belle projection, sens de la nuance, tout ou presque y est. Il faut saluer également les huit sœurs de Brünnhilde. Pas sûr toutefois que les spectateurs aient été très attentifs à leur prestation au début du III, tant la présence des huit chevaux, et leur ballet, captivait l’attention.
Ante Jerkunica est un excellent Hundig, au grave fort et menaçant à souhait.
Déception en revanche pour le couple de jumeaux. Ni la Sieglinde de Nadja Stefanoff et encore moins le Siegmund de Peter Wedd, n’auront su rivaliser avec le reste de la distribution. Sur un vaste plateau comme celui de La Monnaie, leurs voix n’avaient pas la force de surmonter l’obstacle de l’orchestre. Plusieurs fois, on les retrouve en difficulté, surtout dans leur acte, le premier. Nadja Stefanoff était plus en confiance dans le III.
Alain Altinoglu, décidément très populaire en ses terres, livre une magnifique partition où l’intelligence rivalise avec le sens dramatique. Il met en avant l’orchestre dans les différents préludes et Zwischenspiele, nous gratifie par exemple d’un prélude du I d’une frénésie enivrante. Il sait aussi retenir la machine quand le plateau est en difficulté et, au contraire, libérer les chevaux quand nécessaire. Du grand art.