Dernier opéra de La Tétralogie monté à Erl par Brigitte Fassbaender, Götterdämmerung est peut-être celui qui résume le mieux, et met parfaitement en valeur les conceptions de la metteuse en scène. On y retrouve les mélanges qu’elle affectionne entre la rigueur scénique du rocher magique, les mensonges, tromperies et mariages arrangés développés dans le salon bourgeois de Gunther, et l’humour qu’elle aime à saupoudrer. Ce sont, dès le début, les trois Nornes qui paraissent prendre le thé en tricotant. Mais en fait elles ne sirotent rien d’autre que leur papotage, car les bobines de laine sont enfermées comme autant de secrets dans théières et cafetière, d’où elles tirent par les becs verseurs les fils de la vie. C’est très joliment fait, et les trois cantatrices (Marvic Monreal, Anna-Katharina Tonauer et Monika Buczkowska) s’en donnent à cœur joie dans ce bel exercice théâtral et vocal.
Le décor de Kaspar Glarner nous transporte instantanément des bords du Rhin tumultueux rendu effrayant grâce à la magie des vidéos de Bibi Abel, au riche salon de Gunther, dont la galerie haute devient, pour les scènes extérieures, un pont hasardeux. Les puristes trouveront bien ici et là quelques éléments qui les gêneront (par exemple Hagen tué par Alberich au lieu d’être noyé par les Filles du Rhin), mais, pour l’essentiel, les indications de Wagner sont respectées. En fait, c’est surtout dans les détails que Brigitte Fassbaender aime fignoler, acte après acte, la personnalité des personnages. Et c’est certainement à ce jeu qu’elle excelle tout particulièrement, avec les chanteurs qui, pour la plupart, font partie de l’ensemble de la production.
Christiane Libor, qu’on avait vue à Paris en 2011 dans le Crépuscule de l’Opéra Bastille (rôles de Gutrune et de la troisième Norne) déploie une technique et une présence scénique directement héritées des grandes wagnériennes du passé, type Birgit Nilsson ou Eva Marton, d’une voix d’airain qu’aucune difficulté ne semble devoir contrer ni affaiblir. Aussi à l’aise dans la véhémence que dans le côté plus rarement sentimental du personnage, sa Brünnhilde séduit car elle force la sympathie. Face à elle, dans l’impressionnant duo avec sa sœur Waltraute, la jeune cantatrice Katharina Magiera, de la troupe de l’Opéra de Francfort, révèle une belle personnalité de tragédienne lyrique, et ne le cède en rien vocalement à sa partenaire.
Vincent Wolfsteiner continue d’assurer le rôle de Siegfried, avec la même égale puissance et le même air bonasse et parfois hagard. Serrant dans la main un poing américain en fait d’anneau, il porte devant lui un genre de masque vaudou à l’effigie de Gunther lorsqu’il va chercher Brünnhilde. L’incompréhension face aux manipulations dont il est l’objet culmine dans sa mort où il est encore vocalement fort vaillant. On a retrouvé également avec plaisir Craig Colclough (Alberich), et l’on a bien apprécié les trois autres protagonistes, notamment Robert Pomakov, très convaincant en Hagen, le plus méchant des méchants, Manuel Walser (Gunther), et Irina Simmes (Gutrune) qui chantent brillamment leurs rôles jusqu’à l’apogée final de l’abattage des arbres qui couvrent la tombe de Siegfried, au-dessus desquels Brünnhilde s’immole par le feu en serrant dans ses mains le petit pendentif évoquant son cheval.
Seul petit bémol, les trois Filles du Rhin dont on peut apprécier la plastique et le jeu scénique, mais pas forcément les qualités vocales pas toujours en accord. L’orchestre du Tiroler Festspiele Erl et les chœurs d’une remarquable clarté ont continué de faire merveille sous la baguette inspirée d’Erik Nielsen. Rendez-vous est pris pour 2024 où cette belle production de La Tétralogie sera donnée en totalité.