Après trois heures et demie de musique, quand le baryton Brian Mulligan sort des Adieux de Wotan retenant à peine ses larmes après avoir embrassé sur le front la Brünnhilde d’airain de Tamara Wilson, et qu’on est soi-même bien près d’être en pleurs, il est clair qu’on a vécu un moment exceptionnel. A fortiori quand l’équipe artistique dans sa totalité a brillamment rendu justice au chef-d’œuvre qu’est cette première journée du Ring, avec en cadeau la prise de rôle réussie d’un de nos plus grands ténors français en Siegmund, Stanislas de Barbeyrac. Les moments d’émotion profonde n’auront pas manqué tout au long de la soirée.
Dès le prélude, Yannick Nézet-Séguin obtient de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam, dont il est chef honoraire, une sonorité idéale, équilibrée, luxuriante, il sait recréer ce que Wagner entendait par « une voix de feu ». Le placement des pupitres d’une centaine de musiciens exploite intelligemment la configuration de la scène du TCE. Il a pris soin au demeurant de placer les violoncelles sur le bord de scène, face aux violons, et on sait l’importance de ces pupitres dans l’opéra. Dès l’abord donc, la tempête chassant Siegmund chez Hunding se déchaîne en une fresque magnifique peinte aux couleurs des sublimes graves de l’orchestre. Tout au long de l’opéra, le chef canadien va tantôt en exalter la puissance, tantôt en révéler les riches arrière-plans psychologiques, affectifs et prophétiques. Si le directeur musical actuel de l’orchestre du Met n’est pas un peintre métaphysicien, il sait comme personne servir la légende en offrant une des plus belles palettes coloristes jamais entendues. Enluminant chaque épisode (avec les fameux fondus enchaînés de timbres, les solos introspectifs lancés de tous les pupitres, les métamorphoses motiviques ou la fluidité d’accords toujours étonnants, entre nombreux sortilèges orchestraux), il n’oublie pas pour autant de bâtir de passionnants arcs dramatiques, acte après acte avec un enthousiasme se communiquant aux musiciens, très engagés. On le sent, ces derniers seraient prêts à le suivre partout, dans les enfers des Nibelungen ou au Walhalla, et le public aussi. C’est la marque des grands.
La distribution de chanteurs qu’il a méditée atteint des sommets également. A l’acte un, la prise de rôle de Siegmund par Stanislas de Barbeyrac se révèle délectable. Connaissant parfaitement les tours et détours de son rôle (à part une petite erreur commise sur une phrase mélodique sans conséquence au premier tiers de l’acte), le ténor français a l’intelligence de construire petit à petit son personnage, dosant son chant et ses effets en respectant le déroulement des péripéties et révélations qui émaillent ses retrouvailles avec Sieglinde. On peut regretter que son extrême concentration et son engagement entier dans son personnage l’empêchent de former un duo passionné avec sa partenaire, l’excellente Elza van den Heever, au soprano lyrique somptueux et au vibrato dans l’ensemble bien maîtrisé, qui ne s’épanouira vraiment qu’au deuxième acte (vivement encouragée par Yannick Nézet-Séguin). S’il n’est pas assez l’être des regards incendiant celui de sa soeur-épouse, de fait Stanislas de Barbeyrac soulèvera l’enthousiasme de la salle (comme l’évolution psychologique de Siegmund le veut) à chacune de ses interventions (par exemple « Ein Schwert verhieß mir der Vater » avec ses « Wälse » à la note superbement tenue). La noblesse de ton lui est naturelle et son timbre précieux que les ans ont quelque peu assombri chatoie, jouant entre ombres et lumières (jusqu’à la mort de Siegmund au deuxième acte) entre éclats mâles et piani introspectifs renversants.
Face à la Brünnhilde superlative de Tamara Wilson (vêtue d’une robe qui rappelle fort opportunément l’armure de la Walkyrie), une de ces rares sopranos au timbre d’airain pleinement hochdramatisch, et une des plus impressionnantes qu’on puisse entendre aujourd’hui (avec sa vaillance, sa juvénilité, sa longueur de souffle, la sûreté de ses aigus comme de ses graves), comblée de tant de dons qu’elle donne l’impression de pouvoir chanter les trois journées dans la même soirée, le Wotan de Brian Mulligan semble terriblement humain, et même déjà failli. Non que la jeune soprano américaine ne soit capable d’alléger ses lignes vocales pour marquer l’évolution de son personnage : de la vierge guerrière (son entrée au deuxième acte est marquée par un exploit vocal, puisqu’elle passe avec une aisance confondante du registre grave au contre-ut avec ses fameux « Ho-jo- to-ho ») et fille obéissante à la walkyrie révoltée qui prend le parti des Wälsungen.
Le Wotan du baryton américain, quant à lui, déploie un médium et des graves de toute beauté, mais semble avoir un problème de gestion du souffle parfois, par exemple dans cet énorme récit rétrospectif et prospectif (« Den Nacht gebar ») embrassant tout le développement historique du Ring, face à Brünnhilde. Torturé comme il se doit, lui « le moins libre de tous », ce Wotan au débit précipité peine quelque peu à atteindre l’aigu attendu sur le mot « das Ende ». Certes, ce n’est guère l’autorité qui le caractérise, mais ses fureurs et sentiments touchent toujours juste. Face à la souveraine Fricka de Karen Cargill prodigieuse (très bonne actrice au mezzo triomphant), il ne peut être que défait. Outre un groupe de walkyries au chant luxueux, on notera le Hunding de la basse Solomon Howard. La projection impeccable et la puissance de ses interventions auraient largement suffi ; fallait-il vraiment le faire intervenir dépoitraillé, faisant de l’ennemi des Wälsungen un Mr Muscle un peu frimeur ?