Cette année à Bayreuth, il n’était question que de cela : les lunettes de réalité augmentée que le public serait invité à porter pour découvrir la nouvelle production de Parsifal. Outre que chacun, journaliste comme public, y était déjà allé de son petit avis sur la question, il est apparu assez vite que les lunettes seraient en nombre insuffisant. Elles sont donc devenues l’objet d’une convoitise particulière de la part des festivaliers, lesquels se sont vite divisés en deux groupes : ceux qui avaient la chance d’en avoir et …les autres. A l’arrivée, il faut bien reconnaître que toute cette poussière a été soulevée pour rien. D’abord, parce que l’appareil en lui-même est très inconfortable. Il est mal conçu pour les grands nez, et chauffe en permanence. Dans l’étuve du Festspielhaus, s’infliger quelques degrés du plus n’est sans doute pas une bonne idée. Surtout, on n’en perçoit pas vraiment la plus-value : rajouter une lune, des angelots, des champignons ou des épines apporte-t-il quoi que ce soit à l’intrigue ? Ces illustrations semblent surgir de façon aléatoire, sans crier gare, au petit bonheur, et elles empêchent plus d’une fois de voir ce qui se passe sur la scène. Après trente minutes, nos lunettes AR ont donc rejoint leur étui pour ne plus en sortir. A en juger par le verdict de spectateurs plus patients, nous n’avons rien perdu pour la suite.
L’idée est d’autant plus futile qu’elle induit en erreur sur les intentions du metteur en scène. Jay Scheib a beau venir bardé de tous les gadgets de la modernité la plus subversive, sa lecture est finalement bien en phase avec une conception classique de Parsifal. Il y a bien quelques concessions au Regietheater dans les costumes, ou dans l’idée de transformer le Graal en cristal que Parsifal brise lors de la dernière scène ; ou encore cette horrible habitude de doubler certains personnages sans que l’on comprenne jamais pourquoi. Mais la plupart du temps, ce qui se passe sur scène est lisible, esthétique (très beaux décors, tantôt désolés tantôt psychédéliques) et conte l’histoire avec conviction : Gurnemanz raconte et prie, Amfortas souffre, Kundry séduit et Parsifal est en quête de lui-même. Il y a même quelques trouvailles remarquables : l’idée que ce soit le sang d’Amfortas lui-même qui serve à la communion des chevaliers explique physiquement sa souffrance, et le Klingsor en ensemble rose et hauts talons est pour notre époque une incarnation des fourvoiements de la chair autrement plus parlante qu’un mage en cape foncée. La scène des filles-fleurs, aussi déjantée que millimétrée, est inoubliable, et les échanges Kundry-Parsifal sont mémorables de véhémence. On pourra certes reprocher à cette approche son horizontalité et son absence de transcendance, mais elle est un témoin de notre époque, qui voit la spiritualité chrétienne traverser une crise profonde. Ainsi, l’idée de montrer Parsifal invitant Kundry à partager la royauté du Graal avec lui (et peut-être entamer une vie de couple? ) aura choqué pas mal de gens. Mais elle est défendable si on prend en compte les ultimes idées de Wagner sur l’émancipation de la femme.
Les débuts dans la fosse de Pablo Heras-Casado étaient très attendus. Réussir le Ring à Madrid est une chose. Dompter l’acoustique de Bayreuth en est une autre. Examen passé haut la main : tout sonne avec vigueur et transparence, le chef espagnol parvenant à tirer parti des prodiges de l’orchestre « enterré » en fondant les sonorités tout en faisant ressortir les individualités de timbre lorsque cela est nécessaire, par exemple les bois dans l’Enchantement du Vendredi saint. Ailleurs, c’est le triomphe d’un Parsifal hédoniste, presque païen dans sa volonté de jouir du son, en écho à la mise en scène plus terrestre que céleste. Le public ne s’y est pas trompé et a réservé un bel accueil au nouveau venu. Le plateau est aussi d’une excellente tenue. Commençons par son unique point faible. On espérait beaucoup du Gurnemanz de Georg Zeppenfeld, qui s’est imposé ces dernières années comme la basse de référence à Bayreuth. Son timbre est bien le puits de noblesse que l’on attend chez le pieux écuyer, et l’articulation des longs récits est exemplaire, mais il est pris plus d’une fois en défaut de volume et couvert par l’orchestre, auquel le chef ne lâche pourtant pas la bride. L’effet d’une fatigue due à quatre parties chantées lors de ce Festival 2023 (Hunding, Daland, Marke et Gurnemanz) ? Même les plus grands ont leurs limites physiques. Au registre des réserves, on signalera aussi que le Parsifal d’Andreas Schager a des aigus tirés au troisième acte. Mais avant cela, il nous aura gratifiés d’un chaste fol d’anthologie, vibrant de passion et de fureur contenue. Certes, les partisans d’un chant angélique en seront pour leurs frais, mais nous avouons trouver irrésistible cette façon de se consumer dans et par la musique, et les éclats du duo avec Kundry donnent la chair de poule. L’Amfortas de Derek Welton n’appelle qu’un seul reproche : celui d’une trop grande perfection de la ligne, d’un chant trop poli pour exprimer la souffrance de son personnage. Mais qui osera se plaindre devant tant de beauté et un souffle aussi parfaitement maîtrisé ? Le Klingsor de Jordan Shanahan veut lui échapper au cliché de l’aboyeur, et il met dans ses interjections plus de venin que de rage. Pari réussi, d’autant que la voix se projette malgré tout très bien. Le Titurel de Tobias Kehrer n’a que quelques phrases à chanter, mais cette voix de bronze marque l’oreille dès qu’elle s’élève. Un des plus gros succès auprès du public, d’ailleurs. Les Filles-fleurs sont caressantes à souhait, et leur ensemble est parfaitement tenu.
Celle qui remporte tous les suffrages est cependant la Kundry d’Elina Garanča. Que faut-il louer le plus ? La présence scénique d’un félin, même dans ses moments de silence ? Sa façon d’arpenter la scène, de se recroqueviller, d’ouvrir les bras ? Tout est porteur de sens, comme longuement mûri, lorsque tant d’autres chanteuses enfilent les rôles comme de nouvelles robes. Encore n’a-t-on rien dit de la voix, parfaitement galbée et égale dans tous les registres. On sait que c’est là la difficulté principale du rôle, qui oblige à de vertigineux écarts. Tous ces écueils ont été évités, et la mezzo lettonne livre une Kundry aussi glorieuse que sensuelle, avec des vagues de puissance qui montent progressivement, auxquelles on comprend difficilement que Parsifal parvienne à résister. Les vivats du public sont une reconnaissance qui confine au délire. Si on ajoute que tous les seconds rôles sont impeccablement tenus, et que les Chœurs du Festival de Bayreuth restent fidèles à leur réputation sous la direction ultra précise d’Eberhard Friedrich, on aura compris que ce Parsifal est à voir, à condition d’oublier ces stupides lunettes.