Bonne nouvelle, on a pu enfin écouter à Paris la deuxième journée du Ring dirigée par le frêle mais immense chef Kent Nagano à la tête du Concerto Köln et du Dresdner Festspielorchester dans le cadre du travail débuté en 2023 « The Wagner Cycles » dédié évidemment à l’interprétation historiquement informée. Sous la direction de Jan Vogler et Kent Nagano, quelques chanceux avaient donc pu découvrir le Prologue, L’Or du Rhin, puis La Walkyrie en 2024 à Dresde, Amsterdam et Hambourg. On aurait pu espérer que la Philharmonie de Paris nous offre la dernière journée la saison prochaine étant donné l’excellence de cette soirée. Il n’en est rien hélas au vu des dernières annonces.
Intéressant placement des instruments quasiment comme à Bayreuth avec six harpes côté cours initiant la courbe des instruments sur le gradin supérieur pour les sons très graves ou tonnants de l’orchestre, les cuivres (dont les fameux « tuben » inventés pour Wagner en 1876 par Adolphe Sax, donc créés pour la Tétralogie, reconstruits ici), le tuba bien sûr près des percussions d’époque (dont un ancien rouleau à tempête), jusqu’aux contrebasses côté jardin (les cordes graves – altos, violoncelles – placées devant ces dernières et au centre. Plaisir encore d’y entendre le son si particulier des bois, la pâte sonore melliflue des vents, les trémolos mordants et les vibratos amoureux des violons. Dès le Prélude, une sonorité magistrale, fuligineuse, venue du plus profond des forces obscures des Nibelungen et du Géant Fafner devenu dragon, dissipe les quelques doutes qui pouvaient nous assaillir (quelle honte !) quant à l’intérêt de cette version. L’orchestre est formidable ! Impossible de rappeler ici tous les moments de bravoure ou d’émotion qu’il nous offre, dont une Siegfried Idyll anthologique.
Avec sa battue brillante (le concert ayant adopté pour référence le diapason 435), Kent Nagano nous emporte dans la forêt merveilleuse de la légende, ayant eu garde de recruter des chanteurs censés restituer les techniques vocales du temps de Wagner, telles que quelques spécialistes ont pu les restituer (avec par exemple l’usage du sprechgesang)). Pour le rôle de Siegfried pas de heldentenor ici, mais un liedersänger (habillé en tenue de ville un peu trop prosaïque à notre goût) qui soignera l’articulation et les nuances (même si certains aigus et la puissance ont quelquefois manqué dans les passages les plus difficiles). Thomas Blondelle, dont la prise de rôle s’est faite à Prague juste avant la soirée parisienne, et dont on ne saura pas si la technique approche de celle du créateur du rôle Georg Unger, livre de fait une belle performance, jouant le parfait sale gosse, qui va grandir d’acte en acte (notons le bel arioso de l’acte II « Daß der Mein Vater nicht ist »), jusqu’à la révélation de l’amour de Brünnhilde.
Christian Elsner campe avec la gourmandise d’un habitué un Mime odieux et retors qui rend presque sympathique son frère, l’Alberich de Daniel Schmutzhard. Il n’est pas courant d’entendre d’encore assez jeunes chanteurs pour le rôle d’Alberich comme celui de Fafner, c’est une révélation. Empruntant un porte-voix d’époque le Fafner de Hanno Müller Brachmann est un dragon redoutable qui fait son effet dès son entrée. Sa mort est une page des plus émouvantes. Tous ces chanteurs usent de niveaux de langue variés, comme attendu au XIXe siècle, individualisent chaque personnage avec des accents dialectaux tantôt vulgaires tantôt grotesques, tantôt nobles (Fafner). L’oiseau interprété par un jeune garçon du Tölzer Knabenchor est cristallin (mais doit forcer un peu son vibrato). Mais pendant les quatre heures du concert les colorations de voix s’harmonisent ou se contrastent avec art. Derek Welton est un admirable Wotan/Wanderer (comme nous l’avons découvert sur la scène de Bastille il y a peu) montrant un plaisir visible en défiant Mime et une émotion contagieuse face à Siegfried, une autorité puis un fatalisme bouleversants face à l’Erda un peu fade de Gerhild Romberger. La merveilleuse révélation de la soirée, ce sera la Brünnhilde de la très jeune soprano suédoise Åsa Jäger, dotée d’une voix d’une puissance rayonnante et d’une aisance rares qui défie l’orchestre (et le soudain fragile Siegfried de Thomas Blondelle). Sa fabuleuse Brünnhilde non dénuée d’expressivité devrait très vite la faire accéder au sommet du Walhalla des chanteuses wagnériennes hors du commun.