Créée en 2019, la production de Tobias Kratzer aura laissé des impressions très contrastées à l’équipe de Forumopera.com : nous étions sceptiques en 2019, Charles Siegel l’avait trouvée captivante en 2022 et Roselyne Bachelot l’avait beaucoup appréciée en 2023 ! Pour l’essentiel, cette nouvelle édition ne change pas fondamentalement notre opinion : le spectacle est drôle et brillant, mais plus potache que subversif. Il ne scandalise personne : c’est au contraire l’une des productions les mieux accueillies du festival. Passé l’agacement de la première (nous préférons les Tannhaüser tragiques, que voulez-vous…), on apprécie une direction d’acteurs au cordeau, une prouesse technique dans l’entremêlement des vidéos et de la scène, ainsi que la finesse et l’à-propos de la plupart des gags. Certains ont d’ailleurs disparu : en 2019, l’un des acolytes de Venus, le Gateau Chocolat (sans accent circonflexe), s’arrêtait un brin libidineux devant de portrait de Christian Thielemann, son collègue, Oskar, lui, demeurait saisi devant celui de James Levine… Plus rien de tout ça dans cette dernière édition, un peu plus sage. Autre modification importante dans la vidéo qui accompagne l’ouverture : à l’arrière de la camionnette Citroën qui emmène nos rebelles, Oskar se serre un schnaps et lève son verre pour porter un toast. La caméra se tourne et montre alors le portait fleuri de Stephen Gould, créateur du rôle-titre de la production, disparu prématurément le 20 septembre 2023 : difficile de ne pas avoir le cœur serré d’émotion devant cet hommage d’une belle simplicité à l’un des plus grands interprètes du rôle, pilier de l’institution. Au premier entracte, Oskar et le Gateau Chocolat proposent un long numéro au bord de l’étang qui est en bas du parc du Festspielhaus : Oskar pagayant et jouant du tambour, courageusement embarqué sur un bateau gonflable, le Gateau Chocolat interprétant quelques tubes d’une belle voix de basse. Entre autres : « I am what I am », extrait de la comédie musicale La Cage aux folles (morceau ultérieurement popularisée par Gloria Gaynor), « If you wannabe my lover » des Spices Girls, et même l’air d’entrée d’Elisabeth dans Tannhaüser, « Dich, teure Halle » ! Venus vient également se joindre à la troupe pour chanter « Sing dein Lied » de Nana Mouskouri (« Finis ta chanson sans moi » dans sa version française). Tout ceci devant un public majoritairement en habit de soirée et sirotant sa coupe de Sekt.
Klaus Florian Vogt chante Tannhaüser depuis quelques années (prise de rôle en 2017 à Munich dans la production de Romeo Castellucci sous la baguette de Kirill Petrenko et aux côtés d’Anja Harteros). Le ténor allemand l’avait notamment interprété dans cette production la saison dernière (et la veille à Munich : ces gens sont surhumains). Nous avouons que nous étions sceptiques quant à l’adéquation de ce chanteur réputé pour sa voix angélique, presque blanche, surtout succédant à Stephen Gould et à une pléthore de Heldentenors du même métal. Pour donner sa chance à cette proposition originale, il faut d’abord accepter d’oublier toute référence à la tradition des grandes voix du passé. Nous avons l’habitude des gros durs, libidineux au premier acte, repentis par la suite : un Tannhaüser encore presque adolescent, partagé d’une part entre les plaisirs d’une jeunesse débridée, une classique révolte contre la société, et d’autre part la tentation de s’assagir, le besoin de trouver des repères, de s’identifier à des valeurs, c’est après tout une situation banale de la jeunesse moderne. À 54 ans, le ténor allemand n’a certes plus le physique d’un adolescent, mais la voix reste d’une étonnante fraîcheur et la projection a peu à envier aux grosses pointures du festival. On retrouve également, surtout en première partie, le défaut de soutien habituel chez ce chanteur, qui induit un phrasé haché, dépourvu de legato. Le défaut est moins rédhibitoire à l’acte II qui lui impose un maximum d’engagement dramatique face à la masse des divers protagonistes qui s’opposent à lui, et disparait quasiment au dernier acte dont il offre une interprétation sincère et bouleversante, non pas hallucinée comme celle de Stephen Gould, mais désespérée, celle d’un être dépassé par les événements (là encore, on pourrait faire le parallèle avec le suicide chez les adolescents). Elle aussi présente à Munich la veille (!), Elisabeth Teige est une Elisabeth d’une grande intensité qui sait utiliser son vibrato rapide à des fins dramatiques (ce qui n’était pas le cas de sa devancière dans la production, Lise Davidsen, nettement plus fade). La voix est de bonne taille, plutôt lyrique, le timbre est intéressant, la présence lumineuse. Ses talents d’actrice sont indéniables dans cette méta mise en scène : au deuxième acte par exemple, nous assistons à une représentation (perturbée) de l’opéra et l’interprète doit être à la fois l’oie blanche traditionnellement attendue et la cantatrice excédée par le désordre du spectacle. Irene Roberts campe une Venus saisissante d’aisance scénique et vocale. On retrouvera cette même énergie pour le mini show au bord du lac. La voix est bien projetée, le timbre agréable et chaud, celui d’un vrai mezzo. Quelle évolution depuis son espiègle Urbain des Huguenots d’il y a quelques années, tout aussi détonnant ! Encore une artiste à suivre. Günther Groissböck est un Hermann de luxe. Des chanteurs de la Warburg on retiendra en particulier le lumineux ténor Siyabonga Maqungo (en Walther von der Vogelweide) dont on suivra la carrière avec intérêt. Markus Eiche est en revanche un Wolfram un peu terne, propret, bien chantant mais trop appliqué. Côté chœurs, on appréciera la vigueur des artistes masculins mais les sopranos ont un peu de mal à toutes atteindre le si naturel de l’acte II. Nathalie Stutzmann offre une interprétation vibrante et passionnée, d’un romantisme assumé. Dès le début, elle trouve des couleurs et des effets dramatiques inédits, tels ces violons presque acides, comme pris de folie, dont les aigus viennent submerger le reste de l’harmonie au plus fort de l’hystérie de l’ouverture. Forte de son expérience de chanteuse lyrique, elle sait ainsi faire chanter son orchestre comme un authentique acteur du drame, et en parfaite adéquation avec le plateau. On a hâte de la réentendre, en particulier dans de nouvelles œuvres lyriques.