C’est un spectacle-métaphore, mais métaphore de quoi ? L’un des plaisirs qu’il donne est un plaisir de déchiffrement. Avec ses énigmes, il trotte dans la tête longtemps après qu’on l’a vu.
Ce Tannhäuser aimablement iconoclaste commence en bouffonnerie (bouffonnerie grave, d’ailleurs) et finit en drame, drame saugrenu, avant une ultime pirouette.
C’est d’abord un spectacle sur le monde du spectacle. Ou sur la création artistique. Sur le parcours d’un artiste. Et, de ce point de vue, fidèle à Wagner, même si on est très loin de la tradition (encore que…, cf. l’ironique deuxième acte).
© Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
La production de Tobias Kratzer est reprise ici pour la troisième fois, abondamment commentée, décodée, encensée, décriée (et qui fut étrillée ici-même…). Un spectacle parfois agaçant par les clichés dont il s’encombre, très souvent drôle (« où vont-ils chercher tout ça ? »), aimablement insolent et, selon le signataire de ces lignes, captivant.
Est-ce que, musicalement, la mouture de cette année est sans reproche ? Ah, ça, c’est une autre histoire.
Trois actes, trois images, trois atmosphères. En somme trois spectacles. Au spectateur de trouver un lien. Et, pour faire bonne mesure, le premier des entractes prendra la forme d’un happening, s’inscrivant dans la courbe générale, où les festivaliers deviendront (à leur insu ?) partie prenante du jeu.
Dinky Toys et sept nains
Le premier acte commence comme un road movie en video. On survole la grande forêt allemande, on contourne la Wartburg sur son rocher, on zoome sur un Tub Citroën et sur ses occupants qui roulent vers on ne sait quoi : un vieux clown et sa passagère. Derrière eux dans la cabine, un chromo de la Naissance de Vénus de Botticelli (ou l’image de la perfection de l’art, désormais hors d’atteinte). La camionnette s’arrête à une station-service, part sans payer, un policier s’interpose, on l’écrase en rigolant.
On roule, on roule, et on finit par s’arrêter dans la clairière des sept nains, ce sera le Venusberg.
© Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Du Tub, sortent un nain (justement) nommé Oskar, qu’on verra souvent équipé d’un tambour (référence à Günter Grass et Volker Schlöndorff) et une drag-queen, noir et rondelet, assez bien dépeint par son nom d’artiste : Le Gâteau Chocolat, et qui collectionnera au fil du spectacle les tenues délirantes. Quant à la fille, dans son justaucorps noir à paillettes, c’est Vénus évidemment. Qui va chercher dans le véhicule un gros transistor, genre ghetto blaster, duquel sortira le chœur des sirènes « Naht euch dem Strande », évidemment difficile à insérer dans ce contexte… Tout ce cheminement s’est déroulé sur l’ouverture fameuse, mollement dirigée par Axel Kober, dont la baguette sera constamment languissante.
La reconquête de soi-même
Que chante Tannhäuser ? « Die Zeit, die ich verweil, ich kann sie nicht ermessen – Du temps que j’ai passé ici, j’ai perdu toute notion ». Tannhäuser est un homme qui s’est perdu de vue, un artiste sur une voie de garage, un clown pathétique très lucide. « Mein Sänger, auf ! – Redresse-toi mon ménestrel ! » l’exhorte sa Vénus de barrière… « Die töne Lob ! » s’exalte le vieux clown-chanteur.
Que l’on va voir partir à la reconquête de lui-même, tenter de devenir celui qu’il aurait pu être, un artiste authentique, et non pas un bouffon itinérant et décrépi. De son sac, on le verra tirer ce qui semble un manuscrit, – plus tard on verra qu’il s’agit d’une partition sur laquelle figure un nom : Wagner ! Devenir un chanteur wagnérien, un prophète de l’Art (de l’avenir ?), tel sera son Idéal !
Stephen Gould © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Autre lecture (cynique, cruelle, mais qui n’engage que nous) : nous allons assister au parcours un peu douloureux d’un chanteur à la voix fatiguée, qui reprend une fois de plus un rôle qu’il a chanté un peu partout à maintes reprises et qui semble à la peine. D’autant que Stephen Gould s’est multiplié à Bayreuth cet été où il aura été programmé deux fois en Tristan, trois fois en Siegfried dans Götterdämmerung et quatre fois en Tannhäuser. Rançon de cette boulimie : une ligne vocale un peu chaotique, des aigus escarpés, des couleurs un peu brumeuses, mais aussi, en contrepartie, l’authenticité d’un personnage, une humanité, une sincérité qui donnent à cette fable sur la vie d’artiste une profondeur qui sonne vraie.
Performers en goguette
Il compose une silhouette pesante, au côté de laquelle sautille une Vénus un peu folle, assez gamine, évidemment à cent lieues de la voluptueuse tentatrice de la tradition. Les chemins où se perd Tannhaüser ne sont pas ceux de la volupté, mais ceux de l’errance, au propre et au figuré. Ekaterina Gubanova (qui chante par ailleurs Brangäne dans la nouvelle production de Tristan und Isolde) fait preuve d’une belle santé vocale, à défaut d’une ligne très polissée, elle séduit par un côté chat sauvage, physiquement et un peu vocalement aussi…
Stephen Gould et Ekaterina Gubanova © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
C’est Le Gâteau Chocolat qu’on verra onduler pendant l’air de séduction « Geliebter, komm ! » et c’est dans la camionnette repartie à l’aventure que Tannhäuser et Vénus chanteront leur grand duo. Faisant fausse route, ils arriveront devant le Grosses Festpielhaus de Salzbourg (gag !), et enfin au pied de la Colline sacrée : verdure, vrai-faux Festpielhaus en fond de scène, apparition du berger (Tuuli Takala, parfaite), tandis qu’approchera un cortège de pèlerins.
Les pèlerins de l’Art
Ici, une mise en abîme cocasse : ces pèlerins sont les copies conformes des festivaliers bayreuthiens, en smokings plus ou moins chics, robes plus ou moins « habillées » et talons-aiguilles vacillants… Qui sont donc en train de se regarder eux-mêmes. Comme pour suggérer que les pèlerinages d’aujourd’hui ne sont plus que culturels et désirs de distinction, ô Bourdieu !
Autre idée drolatique : apparaît alors un groupe de chanteurs, ce sont les futurs interprètes des Minnesänger, Wolfram, Walther, Heinrich et les autres, à demi costumés, en tee-shirt et pourpoint noir sur le bras, qui invitent Tannhaüser à les rejoindre. Nouvelle étape de la dramaturgie inventée par Tobias Kratzer et nouvelle mise en abîme.
En tout cas, c’est Wolfram (du moins l’interprète de…) qui invite Tannhäuser (ou l’interprète de…) à rejoindre Elisabeth. Mais quelle Elisabeth ? Est-ce la chanteuse, qui, chose étonnante, apparaît soudain, ou est-ce le personnage dont on sait qu’il n’apparaîtra qu’à l’acte suivant. A ce moment du spectacle, on ne sait pas trop… En tout cas, Tannhäuser se dépouille de sa défroque de clown et rejoint la confrérie, celle des chanteurs ou celle de Minnesänger ? On s’interroge encore, tandis que le rideau tombe.
Happening à l’entracte
On sort à l’air libre. Au loin, on entend un piano, et l’on croit reconnaître la transcription que Liszt a faite de l’ouverture de Tannhäuser, on cherche des yeux le piano, quand s’élève d’une sono très forte une voix chantant, d’ailleurs pas mal, une mélodie de Gershwin…
Aussi badaud que la foule des festivaliers, on descend la colline pour voir ce qui se passe : au bord de l’étang, c’est Le Gâteau Chocolat dans une extravagante robe orange fluo qui vient de commencer un happening, tandis que le nain Oskar (Manni Laudenbach), à bord d’un bateau de plage gonflable, est en train de ramer benoîtement…
Cette performance très décalée durera tout l’entracte sans qu’on puisse dire ce qui sera le plus incongru : cette impro décoiffante dans un lieu auguste, les wagnérophiles surexcités prenant force selfies ou le Président de la République allemande buvant un verre sous un parasol, à quelques mètres de là…
Le Gâteau Chocolat © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Le bon vieux Bayreuth d’autrefois et ce qui lui arriva
Le deuxième acte poussera à son comble la dialectique entre le théâtre et la vie, le vrai et le faux, et tous les vertiges qui s’ensuivent !
Le décor du deuxième acte offre à l’œil un plaisir quasi archéologique : c’est un mixte entre la grande salle de la Wartburg et la loge des chanteurs, sombres pierres plus vraies que les vraies surmontées par la statue de Tannhäuser jouant de la harpe. C’est surtout la résurrection d’un Bayreuth disparu, Moyen-Âge de théâtre, lumières assourdies, bon vieux kitsch d’autrefois.
Mais, concession (d’ailleurs devenue poncif) au Regietheater d’aujourd’hui, un immense écran surplombe la scène où l’on verra en temps réel ce qui se passe en coulisse et autour du théâtre.
Albert Dohmen © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
On verra donc Lise Davidsen franchir une porte où figure la mention « Bühneneingang – Entrée de la scène », ce qui est en somme le résumé des aspirations de Tannhäuser, puis franchir le seuil du décor et livrer l’interprétation la plus impeccable qu’on puisse rêver de l’air d’entrée d’Elisabeth « Dich teure Halle ». Sur le tempo pour une fois archi-rapide imposé par le chef, on admirera une émission vocale d’abord impérieuse, puis tendre, des aigus d’acier, une maîtrise souveraine des demi-teintes, une projection de voix emplissant à la fois la « teure Halle » et l’amphithéâtre voulu par Wagner. Longue robe de soie écrue, couronne dorée, Mlle Davidsen, dans ce pastiche de mise en scène à l’ancienne, semble ressusciter une manière d’âge d’or perdu.
Lise Davidsen © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Second degré
Dans la lecture de Tobias Kratzer, ce deuxième acte devient théâtre dans le théâtre, et ce n’est pas sans émotion qu’on voit sur l’écran vidéo en noir et blanc le régisseur de plateau et sa partition, l’assistante qui donne le top de départ aux artistes, les choristes qui se regroupent, et des chanteurs jouant le rôle de chanteurs qui interprètent les Minnesänger… Et ce n’est pas sans plaisir qu’on assiste à l’entrée des invités, sur le « Freudig begrüssen » : justaucorps noirs, surcots brodés, houppelandes, longues robes, jeunes filles d’allure préraphaélite, Landgrave au capelet de fourrure, Wolfram en pourpoint ajusté, suave accompagnement des cordes et rondeur voluptueuse du chœur. Ce cérémonial médiévalo-bayreuthien va être balayé par un vent de folie que l’on suivra sur l’écran…
Le complot des comparses
Vénus, Oskar et Le Gâteau Chocolat, piqués d’avoir été trahis par Tannhäuser, approchent du Festspielhaus avec des airs de conjurés, appuient une échelle sur la façade où ils déploient un calicot proclamant « Frei im Wollen, frei im Thun, frei im Geniessen », c’est-à-dire « libre dans ses décisions, ses actes, sa jouissance », farouche maxime du Richard Wagner révolutionnaire et bakouninien de 1849. Puis on les voit cheminer dans les couloirs, on surprend Vénus ligotant une choriste pour lui faucher son costume, pour venir furtivement s’asseoir, la perruque de traviole, au premier rang des nobles dames et assister au tournoi des chanteurs….
Il fallait bien toute cette mise à distance pour insérer un texte qui évidemment reste à cent lieues de ces fantaisies, et s’obstine à parler de « sublime Amour », de vertu des dames, de salut du pêcheur, de messagère de Dieu et autres billevesées.
Deuxième acte : la Warburg © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Vocalement, le grand duo avec Elisabeth, « O Fürstin ! » se sera enrichi d’un surcroît de pathétique par le contraste entre la santé éclatante de Lise Davidsen et les failles, les éclats un peu hirsutes, de celle de Stephen Gould et leur unisson échevelé. Un peu ébréchée aussi, la voix d’Albert Dohmen qu’on a tant aimée, et qui compose un Landgraf de noble allure. Le tournoi à la Wartburg souffrira de la direction un peu dolente d’Axel Kober, chichement articulée, voire assez pluvieuse. L’intervention de Wolfram (Markus Eiche), « Blick ich umher in diesem edlen Kreise », puis son air « Dir, hohe Liebe » laisseront une impression de maîtrise un peu grisâtre (mais après tout c’est le personnage !) avant l’éclat de Tannhaüser, « Dir, Göttin des Liebe », hymne à Vénus (et camouflet à Elisabeth) lancé d’une voix tumultueuse et éperdue, émouvante par sa fragile humanité.
Insurrection jaune citron
C’est alors que tout tournera à une réjouissante confusion : tandis que l’assistance se scandalisera de l’esclandre de Tannhäuser, débouleront sur le podium le nain au tambour et Le Gâteau Chocolat dans une sidérante carapace de tulle jaune citron. En même temps qu’Elisabeth viendra à la rescousse de Tannhäuser dans une nouvelle intervention terrassante de perfection, d’abord impérieuse, puis confondante de noblesse, de phrasé, d’homogénéité, bref terriblement parfaite.
Sortis du cadre… © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Le pauvre vieux chanteur déconfit se dépouillera de son costume de Minnesänger et sortira du cadre de scène pour rejoindre ses trois comparses, dont Vénus qui, elle aussi, aura repris son costume normal, à savoir son justaucorps de paillettes. Le finale monumental édifié par Wagner, toutes voix entremêlées, servira de décor sonore de luxe à ce tohu-bohu organisé, s’interrompant pour un chœur des pèlerins semblant tomber du ciel.
Sur l’écran vidéo, on aura vu des voitures de police s’approcher du Festspielhaus, libérer un quarteron de policiers qui surgiront sur scène, tous révolvers brandis, pour embarquer les quatre plaisantins, sur un « Nach Rom ! » complètement intempestif.
En attendant Tannhäuser, ou Wagner chez Beckett
Le troisième acte semblera plus terne. Après un prélude orchestral quelque peu exsangue, on découvrira un décor de terrain vague, d’arbres morts et de cimetière de voiture. Le Tub Citroën très décrépi servira de refuge au nain tombé dans la mistoufle. Qu’on verra se faire chauffer une pauvre soupe sur un petit réchaud. Ambiance très beckettienne, sous un immense panneau dont on ne voit pour l’heure que le dos.
Manni Laudenbach et Lise Davidsen © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
Entre alors Elisabeth (non plus le personnage, mais la chanteuse). Plus de couronne sur sa tête et une robe plus très fraîche. Ça ne va pas fort pour elle non plus et Oskar lui offre une cuillerée de son brouet. On entendra le chœur des pèlerins approcher tout en chantant (sublimement bien sûr) leur « Beglückt darf non dich, o Heimat », assez grinçant puisque ce seront (évidemment) des immigrés portant leurs baluchons qui traverseront le terrain vague et emporteront au passage quelques trésors du nain, son réchaud, des pneus, des pots d’échappement.
Autre merveilleuse démonstration, la prière d’Elisabeth « Allmächtige Jungfrau ! » dont Lise Davidsen fait un exemple de chant legato, avec des aigus limpides et des piano toujours timbrés, sur un tempo lentissime, qui serait périlleux pout toute autre qu’elle. Elle se dépouille de sa robe pour n’apparaitre plus qu’en chemise, tandis que Markus Eiche revêt la défroque de clown trouvée dans le camion avant d’entonner sa Romance à l’Etoile, à sa manière précautionneuse et raisonnable, avec des portamentis superflus, peu aidé qu’il est par les tempos piétinants du chef.
Manni Laudenbach, Ekaterina Gubanova et Stephen Gould © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele
La société du spectacle et ses laissés-pour-compte
C’est le moment où le plateau tournant révélera le panneau lumineux : le visage hilare du Gâteau Chocolat à côté d’une montre endiamantée style Rolex. Celui-là au moins aura tiré son épingle du jeu dans la société du spectacle.
Alors apparaîtra, alourdi, hâve, fatigué, le cheveu poisseux, au bout de ses échecs, le pauvre Tannhäuser pour un Rom Erzählung, portant tout son poids de douleur, de fatalité et de révolte aussi. A Rome, il n’a pas obtenu l’absolution de son offense à Elisabeth.
Ce n’est certes pas le beau lyrisme de certains ténors qui se donne à entendre ici, c’est autre chose. Les notes hautes sont difficiles, voire un peu à côté pour l’une ou l’autre. Mais ce qui s’exprime par la voix de Stephen Gould, à la fois grandiose et pitoyable, c’est l’absolu de la désespérance humaine, parfois jusqu’au cri. Sous l’absolue bêtise de ce panneau publicitaire, on va le voir s’emparer de sa partition de Wagner, l’idéal qu’il aurait voulu atteindre, en arracher les pages et les jeter aux flammes d’un brasero. Dépouillement ou renoncement ?
Surviendra alors Vénus avec l’éternelle pancarte « Frei im Wollen, Frei im Thun, frei im Geniessen » pour un ultime trio violent avec les deux hommes, avant que tous trois ne se soucient soudain d’Elisabeth, oubliée dans le Tub. Ce n’est que son cadavre qu’ils trouveront, les poignets tailladés et la chemise inondée de sang.
Dernière image : une manière de Pietá inversée, tandis que résonnera un chœur céleste. Qui s’élèvera jusqu’à une sonore apothéose quand sur l’écran, mystérieusement, comme la réminiscence d’un bonheur enfoui ou la perspective d’une résurrection inattendue, s’éloignera le Tub Citroën, Tannhaüser au volant, avec à coté de lui Elisabeth, mais oui ! coiffée de la blonde perruque de Vénus…
Lise Davidsen et Stephen Gould © Enrico Nawrath Bayreuther Festspiele