Vous venez pour Tannhäuser (l’œuvre), vous espérez beaucoup du heldentenor, Vincent Wolfsteiner (dont vous avez entendu parler en bien) et de sa prise de rôle, vous êtes content(e) de découvrir (après les Heureux du monde à Bayreuth) l’Elisabeth de Lise Davidsen … et voilà que vous êtes cueilli(e) par les Chanteurs de la Wartburg et en particulier par Wolfram von Eschenbach ! A lui seul en effet le Wolfram d’Andrè Schuen mérite le déplacement. Depuis quand n’avons-nous pas ressenti l’irrépressible joie de découvrir une précieuse nouvelle étoile (O Du mein holder Abendstern !) dans le ciel de la galaxie opératique ? Notons aussi la très bonne tenue de la Vénus de Marina Prudenskaya et tout ceci dans la reprise de la production de Sasha Waltz au Staatsoper Unter den Linden.
Andante maestoso, l’ouverture coule de la fosse. Le flot solennel s’enfle et grossit, aux clarinettes, aux cors et aux bassons. C’est le thème des Pélerins, sonnant trop charnu (pour ne pas dire épais et monochrome peut-être pour des oreilles françaises) qui s’élève jusqu’à la suite extraordinaire des notes répétées aux cordes. Petit frisson (on n’en aura guère son content par manque d’affektdirektion et pour cause de déficit de rubato, du moins avant le troisième acte).
Tout est cependant bien en place sous la baguette de Sebastian Weigle et les solistes de la Staatskapelle ont aujourd’hui trouvé un maître. Terminé les imprudences et folies de la veille avec Soddy (dans « Rosenkavalier »). Mais avec la Bacchanale, au tempo un peu trop alangui, l’orgie annoncée est un peu décevante et le manque de théâtre se fait sentir. Serait-ce l’imagination qui manque dans cette fosse ? Elle sera pourtant capable de très belles choses par la suite. Le thème de Tannhäuser sera en attendant lui aussi dangereusement étiré. Mais avec quelques roulements terribles des percussions, le public en aura pour son argent.
Le spectacle sur la scène a déjà commencé. Dans un puits contemplé depuis son tréfonds (ou est-ce l’iris d’un œil voyeur ?), les danseurs de la Compagnie Sasha Waltz se trémoussent, ondulent, miment de multiples fornications et malheureusement gênent notre écoute de l’ouverture. Que d’agitation superflue ! Cette bacchanale offre cependant de beaux changements de lumières et de couleurs. Quand apparaît la superbe Vénus de la mezzo russe à côté d’un Tannhäuser tout de blanc vêtu, le combat peut commencer entre sainteté et souillure, aspiration à la pureté et entraînement irrémissible au péché.
Mais Vincent Wolfsteiner pèse peu face aux aigus (un peu trop) perçants (« Geliebter, komm… ») de Marina Prudenskaya, vraie furie démoniaque au chant d’acier. Elle fait peur, elle n’aguiche plus. Le ténor, quant à lui, rate sa prise de rôle dans les grandes largeurs. Il n’a pourtant pas été annoncé malade mais tout lui pose problème en déclamation comme en chant. On a droit hélas à d’incessants chevrotements, à son impossibilité de tenir une ligne digne de ce nom, donc à des phrasés plus qu’incertains, à des détimbrages et déraillements dans les aigus qui font mal. Seule la puissance surnage parfois dans ce désastre. Il parviendra heureusement à sauver quelque peu son grand air de l’acte III, un peu moins désarticulé que les autres, car mieux négocié entre déclamation et arioso. C’est tant mieux car le sommet du rôle normalement, le récit du pèlerinage à Rome et le refus du pape d’absoudre les péchés de Tannhäuser («Inbrunst im Herzen»), est essentiel. Espérons que les problèmes du chanteur disparaissent pour les autres dates du mois de mai.
Un récit à l’acte trois vraiment attendu, après un deuxième acte qui a semblé plutôt interminable au spectateur, malgré le morceau de choix qu’est le concours de chant. La Staatskapelle Berlin uniformise un peu les changements de climats des scènes successives. En cause aussi entre autres, les chœurs, essentiels pourtant, qui ne nous saisissent pas toujours. Dilués dans des « ballets » (si ce mot convient encore ici) quasi incessants, obligés souvent de se déplacer, leur justesse en souffre. Ils réussissent d’ailleurs davantage dans l’oratorio que dans l’épopée. En de fait on le craignait, cela devient clair, Sasha Waltz n’a pas grand chose à nous dire. Ses chorégraphies nous donnent souvent l’impression de remplir plutôt que de signifier.
Le solo de flûte puis le chant du jeune berger (Regina Koncz) sont heureusement magnifiques, qui accueillent le héros après la première disparition du Venusberg. Face aux graves insuffisances du Tannhäuser de Wolfsteiner, le spectacle recèle en effet bien des merveilles pour nous consoler. Le Landgrave de la basse russe Grigory Shkarupa a la noblesse attendue et le tournoi des chanteurs nous passionne, dans l’atmosphère d’un bal de cour des années 30. On avouera avoir un peu craint à ce stade de ne pouvoir échapper à la lecture nazie. Mais non, heureusement. Si Lise Davidsen fait encore la preuve de ses moyens exceptionnels (quel dommage qu’elle ne soit que si rarement émouvante malgré ses efforts pour nuancer son chant), le spectateur se régale durant le défilé des Minnesänger.
Après un salut joyeux du chœur («Freudig begrüssen wie») très allègre, marqué par une cohésion sans faille cette fois et l’éloge racé des « refrains » heureux des trouvères par le Landgrave de Thuringe, Wolfram (Andrè Schuen) peut d’ores et déjà faire la démonstration de son art du lied, subtil, supérieurement expressif. Il se montre exceptionnel diseur, tout en sentiment lyrique (« Blick ich umher in diesem edlen Kreise ») et notre cœur s’embrase aussi. Le Walter von der Wogelweide du ténor sud-africain Siyabonga Maqungo exalte le sacrifice de la sensualité de Tannhäuser en un chant clair et lumineux comme la fontaine qu’il cite. Les autres Minnesänger tiendront leur rang avec éclat dans ce tournoi où seul Tannhäuser peine ici à affirmer la réalité de la ferveur de ses penchants déréglés. La suite se traîne un peu alors que ce passage devrait être de la plus haute intensité, avec l’intervention d’Elisabeth pour sauver la vie de l’impétrant – un passage dans lequel l’orchestre et la soprano nous ont laissé de marbre.
Au troisième acte, à l’ambiance post-apocalyptique (scène vide, fumées et lumières rougeâtres de la déréliction métaphysique), après un beau prélude d’abord méditatif, les pupitres dialoguent pour retracer le passé et annoncer le futur. Après la splendide lave en fusion des voltes et élans d’une grave intensité, voici le retour nu du thème de Tannhäuser. Quelques tableaux nous mèneront en une heure bien construite musicalement et scéniquement vers la conclusion tragique de l’opéra. Un acte convaincant de toute la hauteur de vue de la fosse, avec l’intervention finale pleine d’espérance du chœur des jeunes pèlerins. Bien plus que des alléluias ultimes, on se sera entre-temps délecté du stratosphérique moment offert par A. Schuen, jeune baryton italien à la voix d’or raffinée, un Wolfram livrant ici un chant sublime, éthéré, après sa scène avec Elisabeth, une tentative inutile pour sauver la nièce du Landgrave du désespoir. Accompagné de la harpe, son appel à la Nuit, tout à la fois « prémonition funèbre » et hymne à l’étoile du Berger, nous enlève littéralement dans les cieux de l’Idéal. C’est ce qu’avait adoré Baudelaire, et c’est bien ce qu’on appelle être ravis.