Il faut s’armer de superlatifs pour décrire l’affiche d’un tel concert : directeur musical du Symphonique de la Radio Bavaroise depuis 2023, Simon Rattle a réuni à l’occasion de ce deuxième acte de Tristan l’élite des chanteurs wagnériens du moment. En comptant parmi ses arguments une prise de rôle majeure, et dans le cadre d’un opéra qui supporte plutôt bien l’absence de mise en scène, il y avait de nombreuses raisons de se déplacer à Munich pour l’une des deux soirées programmées. Face à de telles promesses, la seule crainte possible était que l’un des grands noms annoncés ne puisse tenir son engagement. Il y aura en effet eu un changement de distribution, Franz-Josef Selig, souffrant, ayant dû se faire remplacer par Christof Fischesser. Pas de quoi altérer le prestige de la soirée, dont les beaux moments n’étaient pas toujours où on pouvait les attendre.
Autant commencer par l’élément le plus remarquable, avec la prestation de l’Orchestre de la Radiodiffusion Bavaroise. Dès le prélude, on est saisi par la richesse du son de l’orchestre, sa plénitude, sa précision absolue dans une partition très demandante. Cette excellente impression ne se démentira pas par la suite, aussi bien dans les montées expressives de la partition que dans les passages plus délicats (le motif qui suit immédiatement l’appel de Brangäne). Avec cette palette de couleurs, il réussit à restituer tout l’imaginaire recréé par Wagner, que ce soit le frémissement de la source, l’honneur chevaleresque, ou le désir exalté. Il faudrait aussi relever chaque solo instrumental pour souligner l’excellence des musiciens de la formation, chacun se montrant impeccable.
À sa tête, Simon Rattle sait valoriser cette opulence sans jamais s’y complaire toutefois. Ainsi choisit-il des tempi assez modérés qui lui permettent de rester attentif, non seulement au texte et aux chanteurs, mais également à la dramaturgie musicale. Cela se fait très subtilement, par une légère respiration, par telle harmonie retardée, et il réussit ainsi à ne jamais tomber dans une simple exaltation au premier degré, mais à rappeler régulièrement le poids tragique qui se cache derrière. Le tout premier accord est flagrant à cet égard, légèrement amorti, et semblant ainsi sonner comme un coup du destin. Cependant, sa lecture vaut aussi par sa fluidité, sa continuité, le concert ne souffrant d’aucun temps mort ni excès.
La prise de rôle (partielle) de Lise Davidsen était probablement l’élément le plus intrigant de la soirée : identifiée pour ses rôles de grand lyrique chez Wagner ou Strauss (Sieglinde, Elisabeth, la Maréchale, Salomé), elle se tourne désormais vers le répertoire de soprano dramatique. D’après le site de l’artiste, le rôle intégral viendra dans une production scénique au MET en mars 2026, tandis qu’elle annonce également une Brünnhilde (2027-2030) et une Lady Macbeth (2026). Pour l’instant, son Isolde vaut par des qualités qu’on lui connaît déjà : des aigus irradiants (les contre-ut du duo ont rarement paru aussi simples), un souffle à toute épreuve, un timbre fascinant, et des pianissimi de toute beauté. Cette délicatesse (qui nous avait déjà marqué dans sa Salomé parisienne) fait tout le prix de son interprétation, le rôle étant rarement chanté par des voix aussi jeunes : avant d’être princesse et figure tragique, elle est ici tout simplement amoureuse. Elle apparaît cependant un peu sur la réserve en terme d’implication dramatique ce soir, notamment dans ses interactions avec Brangäne, et l’écriture demande une solidité dans le médium pour passer l’orchestre qu’elle n’a pas tout à fait. Il faut cependant souligner que l’Isarphilharmonie, lieu de résidence de l’orchestre, n’a pas une acoustique évidente pour les voix.
Le cas de Stuart Skelton est tout autre : sa prise de rôle de Tristan remonte à 2016, déjà avec Simon Rattle, et il a depuis notamment chanté le rôle à Aix-en-Provence et Glyndebourne. On a d’évidence affaire à un grand artiste, dont la fréquentation du rôle se manifeste par une caractérisation très sensible du personnage, avec beaucoup de moments réellement émouvants. Il est également celui du plateau qui semble le plus à l’écoute de ses partenaires. Néanmoins, son interprétation nous semble entachée d’une légère méforme, même si aucune annonce n’est faite à ce sujet. Plusieurs aigus plafonnent, la voix sonne par moments engorgée, et il semble avoir du mal à négocier certains effets piano. Nous ne le mentionnerions pas si d’autres moments ne montraient la vaillance dont il est capable sur toute la tessiture. Pour inégale qu’elle soit, sa performance reste cependant d’un excellent niveau.
Aucune imperfection pour la Brangäne de Karen Cargill, qui est saisissante. Dès son entrée, le personnage existe par sa simple présence, grave et digne, qu’elle investit d’une urgence dramatique. La voix est séduisante et impressionnante de projection, la diction impeccable… On est proche de l’idéal pour ce rôle. Comme dans toute bonne version de Tristan, ses appels font partie des moments les plus mémorables, ici placés en arrière-scène. Christof Fischesser, venu en remplacement de Franz-Josef Selig donc, fait mieux que sauver la mise, il émeut et impressionne. Son Roi Marke, que les spectateurs lyonnais avaient déjà pu voir en 2017, vaut par le soin apporté au texte et par une voix de baryton-basse chaleureuse et profonde. Seul germanophone natif de la distribution, il utilise le dénuement de son monologue pour donner un sort à chaque mot, dans une approche qui doit beaucoup au lied. C’est assez différent du style interprétatif des autres chanteurs réunis, mais tout à fait captivant et justifié par l’écriture. Enfin, Sean Michael Plumb ne bénéfice que de quelques répliques de Melot (et une de Kurwenal), mais il y fait entendre une voix de baryton aigu très intéressante, à la projection aisée, qui s’inscrit parfaitement dans l’excellence générale.
C’est ce luxe de moyens qu’on retiendra principalement de cette soirée, avec des seconds rôles au moins aussi marquants que les premiers, et un orchestre hautement inspiré. Difficile pour l’instant de savoir ce que sera l’Isolde de Lise Davidsen, mais elle confirme son importance dans le milieu lyrique actuel, et il nous tarde d’assister à son évolution dans les prochaines années.