Les aléas d’une programmation sont parfois difficiles à comprendre. A L’entame du Festival de Bayreuth de cette année, Katharina Wagner a tenu à annoncer que 2024 verrait une nouvelle production de Tristan und Isolde. Ce qui signifie derechef que celle-ci, créée en 2022, n’aura tenu que deux saisons. Coup supplémentaire : elle n’a eu droit qu’à deux représentations cet été, et ne sera ni filmée ni enregistrée. Pourquoi tant de dédain ? Est-ce parce que, pour reprendre les mots d’un festivalier chevronné, le travail de Roland Schwab ne « nous apprend rien sur Tristan » ? Faut-il que tout ce qui est proposé à Bayreuth soit du second degré ? Le décalage et la déconstruction sont-ils devenus des passages obligés ? La vision du metteur en scène est pourtant d’une séduction immédiate, et la rumeur dit que ce sont les deux représentations de 2023 dont les billets se sont vendus le plus vite.
Jusqu’à l’acte III, le metteur en scène fait le choix d’une lecture symboliste et dépouillée. Le décor est unique : un plan d’eau ovale, auquel répond une grande ouverture vers le ciel. Ces deux espaces seront tour à tour remplis d’eau, de nuages ou d’étoiles, et des effets vidéos d’une beauté sidérante viendront illustrer les états d’âme des protagonistes. C’est simple, beau et efficace, et certaines images se gravent dans la mémoire, comme ce ballet de corps astraux au II, ou Tristan agonisant au milieu de la pupille d’un oeil. La direction d’acteur opte pour la même intensité sans esbrouffe, et le spectacle se regarde avec un plaisir constant. Hélas, Roland Schwab ne tient pas son pari jusqu’au bout, et son finale est des plus étranges : que signifie ce vieux couple apparu au moment de la mort d’Isolde ? Sont-ce les deux protagonistes du drame tels qu’ils auraient vieilli s’ils avaient été plus prudents ? Mais alors pourquoi refuser de faire mourir Isolde ? Ultime concession à l’esprit du Bayreuth « déconstructeur » ? Dommage de terminer sur cette fausse note, parce que ce type de production poétique et fidèle est rafraîchissant dans un festival qui multiplie les expérimentations.
Parfaitement raccord avec son metteur en scène, Markus Poschner dirige différemment les deux premiers actes et le troisième. Au début, sa battue se contente d’exposer les beautés de l’orchestre du festival, et les étagements sonores qu’il obtient sont un régal, mais il n’imprime pas vraiment une direction à ses musiciens, et cela sonne parfois statique. Au III, il empoigne la partition avec davantage d’autorité, et se permet des variations de tempo et de dynamique qui vivifient le discours. Le chef est un wagnérien en devenir, encore un peu intimidé par les enjeux, qu’il faudra sans doute suivre attentivement dans les années à venir. Les chœurs du festival semblent avoir été enregistrés dans une autre pièce, puis amplifiés. C’est dommage tant on aurait voulu jouir de leur intonation parfaite sans ces artifices.
C’est donc sur les chanteurs que repose l’essentiel du spectacle, et ces derniers ne déçoivent pas. Après la relative méforme de son Gurnemanz chanté la veille, il faut rendre justice à Georg Zeppenfeld : son Roi Marke est un des meilleurs de la scène actuelle. Il est idéalement ce mari trompé mais digne, plus triste que furieux, sans une once du ridicule dont le théâtre charge d’habitude les cocus. Son timbre abyssal, qui se marie divinement avec les sonorités de la clarinette basse, hypnotise le Festspielhaus jusqu’à la dernière rangée de siège, grâce à un volume qui faisait défaut la veille. Et son long monologue, que tant de titulaires ont du mal à mettre au niveau du duo qui précède, est un pur joyau. Le Kurwenal de Markus Eiche est bien l’homme valeureux et prosaïque qui tente de ramener son maître vers la raison et surtout vers la vie. Son timbre est terrien, comme soutenu par des racines qui creusent profondément la terre, et sa mort est un des moments forts du spectacle. En Brangäne, Christa Mayer possède bien des atouts à faire valoir, à commencer par un vrai timbre de mezzo, qui évite de la confondre avec sa maîtresse, et une volupté qui lui permet de rendre ses appels du II irrésistibles de sensualité. C’est un paradoxe, parce qu’ils sont supposés ramener les amants à la raison, mais qui s’en plaindra ? Rien à dire sur les petits rôles, dont la splendeur est un luxe typique de Bayreuth (surtout le pâtre de Jorge Rodriguez Norton, un nom à retenir).
Reste à parler des deux titulaires principaux. Ils déçoivent légèrement, on regrette de l’écrire, surtout qu’ils avaient débuté sous les meilleurs auspices. Elle, Catherine Foster, offre un acte I tout en imprécations et en fureur vengeresse, avec des éclats qui donnent la chair de poule. Son deuxième acte est de la meilleure eau, avec des lignes généreusement dessinées qui sont bien celle d’une amoureuse qui a perdu tout contrôle d’elle-même. Pourquoi faut-il que, reposée, elle offre une déploration aussi plate, et surtout une mort où la justesse est si aléatoire ? Tout le travail fourni précédemment en pâtit, et on la quitte sur une impression mitigée. Lui, Clay Hilley, a très exactement le format héroïque de Tristan, ce qui n’est pas courant. On l’entend déjà dans ses brèves interventions du I, pleines d’une rage froide. Le duo du II le montre lui aussi à son meilleur, et cela faisait longtemps qu’on avait plus entendu une telle orgie sonore dans ces quarante minutes d’extase. L’acte III commence bien, mais le stress lié à cette partie du rôle semble le gagner, ce qui le fait parfois sortir des rails, et commettre une regrettable faute de texte à l’acmé de l’émotion, dans « Oh diese Sonne ». Gageons qu’en studio, Clay Hilley pourrait se mesurer aux plus grands Tristan de l’histoire, mais il reste encore un peu de travail d’endurance en scène. Ces réserves étant émises, on soulignera que le spectacle offre de sublimes moments, et on espère voir d’autres réalisations de Roland Schwab, à Bayreuth ou ailleurs.