C’est la première fois qu’est reprise la production du Tristan und Isolde proposée par Sir Graham Vick, depuis son décès prématuré des suites du Covid en juillet 2021, à l’âge de 67 ans. Pour cette vingt-neuvième représentation, il ne reste à vrai dire plus rien du tumulte qui s’était emparé de la grande salle du Deutsche Oper dès l’issue du premier acte le 13 mars 2011. Ce qui ne veut pas dire que la mise en scène ne pose plus de questions, certaines sont d’ailleurs irrésolues depuis le début. Mais ce calme revenu peut s’expliquer de deux façons.
Tout d’abord cette production a depuis été redonnée deux fois (en 2013 puis en 2019), ce qui a permis une meilleure lecture des intentions du metteur en scène. L’autre raison, propre à la représentation à laquelle nous assistons, tient à la qualité du plateau vocal, qui l’emporte sur les réserves que l’on pourrait encore avoir quant à la proposition de Vick. Sur le papier le casting s’annonçait prometteur, il se révèle de tout premier plan, à l’égal de ce que l’on peut faire sans doute de mieux pour distribuer aujourd’hui Tristan. Quel plus bel hommage pouvait-on rendre à la mémoire de Sir Graham Vick, que de réunir une telle distribution ? Le binôme Clay Hilley et Ricarda Merbeth s’inscrit dorénavant dans la lignée des grands couples côtoyés récemment, que ce soit Gould/Stemme ou Schager/Kampe.
Clay Hilley n’est pas un Tristan tonitruant, il est d’abord et avant tout héroïque ; la voix est d’une clarté trompeuse, le soleil qui s’y trouve peut devenir un orage impétueux, le troisième acte en a donné la preuve. Et avant cela le duo d’amour où la flamme jaillit soudain et consume tout sur son passage. Hilley a triomphé à Bayreuth en 2023, il compte aujourd’hui incontestablement parmi les meilleurs titulaires de ce rôle.
© Bettina Stöβ
Concernant Ricarda Merbeth, nous dirons simplement que nous ne l’avions encore jamais connue dans une telle possession et une telle maîtrise de ses moyens vocaux. Elle rend ce soir une copie subjuguante, avec toujours les qualités qui la caractérisent : une puissance infatigable, une diction qui confine à la perfection ; nul besoin de surtitre pour comprendre chaque mot, elle prend un soin méticuleux à ce que chaque syllabe, chaque consonne finale soit perçues. Il y a en plus une gestion parfaite des moyens développés, ce qui lui permet de finir par un « Liebestod » extatique. Elle avait pourtant commencé très fort au I par un « Entartet Geschlecht » véhément, mais jamais elle n’a baissé la garde (et surtout pas au II avec son duo d’amour inoubliable) . A aucun moment on n’a senti qu’elle frisait les limites de ses capacités. Ajoutons à cela un jeu dramatique au possible où elle se plie à toutes les exigences de la mise en scène. Que personne ne dise après cela que Ricarda Merbeth ne possède plus ses moyens de naguère !
Mais pour réussir un Tristan, il faut encore quelques ingrédients. Nous assistons à la prise de rôle de Marke par Tareq Nazmi. Cet ancien de la troupe du Bayerische Staatsoper vole maintenant de ses propres ailes et ce qu’il produit ce soir est d’excellent augure pour la suite de sa carrière. On voit un Marke désemparé, abattu, hébété par la trahison de Tristan. Au début de son monologue du II, il martèle de sa basse profonde les reproches et l’expression de sa déception. Mais Nazmi brille particulièrement dans la seconde partie du monologue, celle qui est davantage lyrique, où le caractère chantant de la basse fait merveille.
Irene Roberts est une habituée de la scène berlinoise puisqu’elle a fait partie de la troupe du Deutsche Oper pendant presque dix années. Venus remarquée à Bayreuth, elle est ce soir en Brangäne la terrible complice d’Isolde. La voix est admirable de clarté et de puissance ; elle est capable de donner une couleur particulière à tous les sentiments qui la traversent. Thomas Lehman est un Kurwenal valeureux et il reçoit une juste ovation du public. Le berger de Clemens Bieber, le jeune matelot de Kangyoon Shine Lee et le pilote de Jared Werlein complètent heureusement un plateau vocal de très haut vol, on l’aura compris.
L’orchestre du Deutsche Oper est dirigé ce soir par Petr Popelka, chef en titre des Wiener Symphoniker. La direction est limpide et les moments forts de la partition (prélude et surtout prélude du III) sont particulièrement soignés, l’équilibre avec la scène est parfait.
Nous ne prétendrons pas avoir tout saisi de la proposition à bien des aspects dérangeante de Sir Graham Vick, qui semble prendre un malin plaisir à semer des énigmes et perdre son spectateur. Il ne fait rien pour aider la compréhension littérale et le mieux, pour apprécier, est du reste de s’abstraire d’une lecture littérale. Point de navire ici, de Cornouaille ou de Karéol, mais un appartement bourgeois où l’on distingue un salon, une cuisine, des chambres et un jardin auquel on accède par des baies vitrées.
© Bettina Stöβ
Il faut comprendre que Vick joue sur la relativité du temps (tout le monde a pris au moins trente ans entre le deuxième et le troisième actes), sur les frontières poreuses qui existent entre la vie et la mort, l’amour et la haine. Il multiplie les artifices qui amènent le spectateur à s’interroger sur le caractère relatif des notions essentielles qui font, ou feront son quotidien. La mort par exemple est là en permanence. Sous la forme d’un cercueil, présent horizontalement ou verticalement selon les actes, et dont on ne saura jamais qui est à l’intérieur (un enfant, un jeune homme, une femme, Tristan ?). Sous la forme d’un homme -nu- qui creuse à la pelle sa propre tombe…dans le salon. Et surtout, et c’est là sans doute la plus belle réussite de cette mise en scène, sous la forme de ces baies vitrées qui, on le comprend à la fin, sépare le monde des vivants du royaume des morts. Ainsi, la mort de Tristan, puis celle d’Isolde, sont-elles traduites en les voyant franchir ces baies et rejoindre le flot de ceux qui les ont précédés. Entre la mort et la vie, il n’y a qu’un pas (et c’est tout ce dit l’inversion des philtres au premier acte) de même qu’entre l’amour et la haine ; du reste on ne sait jamais quelle est la nature des sentiments qui unissent Tristan et Isolde. Des sentiments perçus comme des addictions, cette maison bourgeoise ressemblant parfois à un repère de toxicomanes en manque de produits.
Une mise en scène qui a déjà délivré certains messages certes, mais qui recèle encore bon nombre d’interrogations. A suivre peut-être.