A chaque époque ses tics de langage scénique. La nôtre affectionne depuis quelques saisons les projections vidéo à grande échelle sur un rideau tendu entre la scène et la salle. Le procédé, s’il permet quelques effets spectaculaires, a pour inconvénient d’induire entre le public et les chanteurs une distance préjudiciable à l’émotion.
Expérience en est de nouveau faite à Gand où la mise en scène de Tristan und Isolde, confiée au cinéaste français Philippe Grandrieux, a pour principe unique ce type d’écran sur lequel défile un flux ininterrompu d’images supposées traduire l’inconscient d’Isolde. Les surtitres ont été supprimés pour faciliter l’immersion dans le chef d’œuvre de Wagner. Le spectacle est recommandé (sic) aux plus de 16 ans, prévient le programme – serait-il définitivement interdit d’interdire ?
Colère, douleur et honte sont représentées au premier acte près d’une heure et demie durant par le visage hurlant d’une femme autour duquel tourne la caméra. C’est long. Sur la scène plongée dans l’obscurité, les chanteurs adoptent une gestuelle a priori étudiée mais difficile à percevoir derrière le voile brouillé d’images.
Le deuxième acte ajoute au procédé des scènes filmées plus suggestives. Le vent remue des branches durant la partie de chasse. Le philtre d’amour agit sur la psyché d’Isolde. Les corps se dédoublent ; les mains s’égarent. La caméra prise de hoquets stroboscopiques s’aventure en dessous du nombril. Une spectatrice quitte la salle. Fatigué par l’intermittence de la lumière, l’œil tente de distinguer les acteurs du drame. Avec difficulté. Le dossier de presse promettait sur scène des danseuses. Où sont-elles cachées ?
C’est face à un public clairsemé que se joue le troisième acte. Des huées exaspérées accueillent la projection du corps nu d’Isolde. Pourtant l’agonie de Tristan installe le dialogue attendu entre la scène, la musique et la vidéo. L’image se décompose au fur et à mesure que la raison du chevalier divague et que ses forces l’abandonnent. Las, l’arrivée du roi Marke interrompt le film, comme si le réalisateur n’avait pas eu les moyens d’arriver au bout de son projet. La dernière demi-heure se déroule dans la même obscurité derrière le même rideau privé d’images. La réconciliation du cinéma et de l’opéra n’aura pas lieu.
A la musique revient alors le maître mot de la représentation, par la direction d’abord d’Alejo Pérez. Sa lecture intense de l’œuvre, prise à un tempo plutôt vif, est saluée debout par la salle. L’usage de la trompette originale, telle qu’imaginée par Wagner, relève de l’anecdote. C’est en premier lieu le cor anglais qu’il faut citer, si éloquent au troisième acte, et plus largement l’orchestre à même de traduire les contrastes de la partition, ses murmures comme ses cris, ses pulsions, ses gouffres amers et ses soudaines aspirations vers la lumière.
N’en déplaise à Birgit Nilsson, une bonne paire de chaussures ne suffit pas pour chanter Isolde. Soprano tellurique au médium large comme un tuyau d’orgue, Carla Filipcic Holm empoigne le rôle à bras le corps. La marâtre affleure au premier acte derrière ce chant âpre où la force importe plus que le sentiment. De l’imprécation au cri, la frontière n’est cependant pas franchie. Le duo d’amour expose une palette plus large de nuances et davantage de séduction. Si la fatigue se traduit par des écarts de justesse dans la Liebestod, la performance reste dans l’ensemble admirable.
Tristan déjà à l’Opéra national de Lorraine et au Théâtre de Caen, Samuel Sakker apparaît encore plus inoxydable, dût parfois l’expression échouer à fendre l’armure d’acier. Voix saine, franche, timbrée, le chanteur australien ne recule devant aucune note et meurt sans donner le moindre signe de faiblesse au terme d’une scène dont on connaît l’inhumaine longueur. Un heldentenor nous est né ; que Wagner souvent lui soit donné.
Les seconds rôles répondent de la même manière aux impératifs de leur partition, d’un chant dont l’héroïsme n’entrave pas la beauté. Marke (Albert Dohmen), Brangane (Dshamilja Kaiser), Kurwenal (Vincenzo Neri) voudraient cependant pour mieux s’incarner ce surcroît d’intention qu’une mise en scène soucieuse de théâtre plus que de cinéma aurait autorisé.