Forcément, un frémissement parcourt la salle quand s’ouvrent les portes qui mènent des coulisses à la scène de l’Auditorium de Radio France : ce n’est pas tous les jours qu’on voit Meryl Streep, et surtout pas dans le cadre d’un concert, même si l’actrice, qui a incarné à l’écran la cantatrice ratée Florence Foster Jenkins, a souvent évoqué son amour de la musique. Cause de sa présence à Paris, la musique justement, avec la création du Dream Requiem de Rufus Wainwright, où elle se produit comme récitante.
Salué comme l’un des plus brillants mélodistes pop, l’artiste américano-canadien n’en est pas à son coup d’essai dans le registre « savant » : ses deux opéras, Prima Donna et Hadrian, ont été créés respectivement en 2009 et 2018. Avec cette nouvelle œuvre, retour donc à la vocalité, dans un registre certes religieux, mais sous une tonalité toujours très théâtrale. Au texte liturgique, Wainwright superpose un poème de Byron, Darkness, dont les différentes strophes prennent place au tout début de la pièce, après le « Dies Irae », entre le « Confutatis » et l’« Offertorium », et avant le final « In paradisum ». Ces pages, typique d’une forme de romantisme apocalyptique, cultivent avec la messe une gémellité troublante, que la musique entretient astucieusement ; car c’est bien sur l’orchestre que la récitante pose sa voix, en s’aidant d’une amplification pas trop envahissante. La continuité entre les poèmes en anglais et les textes en latin s’opère donc par la musique, via un leitmotiv sinueux, présent dès les premières mesures et décliné régulièrement aux cordes ou aux bois, mais aussi par la voix de Meryl Streep, qui maintient la tension par sa théâtralité savamment dosée, qui rappellera à ses admirateurs les scènes hallucinées de La maison aux esprits.
L’écriture vocale ne constitue peut-être pas le point fort de ce Requiem, dans la mesure où elle apparaît certes bien conduite, mais peu variée. Pour les chœurs (enfants compris), de grands aplats polyphoniques, qui empruntent à la fois au chant grégorien et au néo-classicisme d’un Duruflé ou d’un Honegger. Pour la partie soliste, confiée à la soprano Anna Prohaska, des lignes plus heurtées et très tendues, sollicitant abondamment le haut registre et poussant la cantatrice autrichienne à commettre quelques stridences – le « Libera me » du Requiem de Verdi constitue ici une inspiration manifeste. La partie plus symphonique de l’œuvre séduit par une science certaine de l’orchestration, sollicitant habilement les timbres et les registres d’un Philharmonique de Radio-France qui, sous la conduite attentive de Mikko Franck, s’acquitte parfaitement de sa tâche. Sonorités lancinantes des harpes dans l’introduction, renfort généreux de percussions, presque à nu dans le « Dies irae » (Verdi, là encore !), mélodies tortueuses de l’« Ingemisco », petit postlude à la flûte et au hautbois, qui regarderait presque vers le musical, après l’ « Agnus Dei » : la pièce avance ainsi, pendant une heure et quinze minutes, en alternants grandes fresques doloristes richement orchestrées à la façon de Walton, et pauses apaisées, jusqu’à un final où le retour à la paix regarde du côté de Fauré. Une création mondiale aux inspirations éclectiques, aux motifs plaisants, à l’efficacité indéniable malgré quelques facilités, et qui doit maintenant faire le tour de ses multiples autres commanditaires : le Royal Ballet de Londres, la Los Angeles Master Chorale, le Palau de la Musica Catalana de Barcelone, le RTE Concert Orchestra de Dublin, le Philharmonique d’Helsinki et le Philharmonique des Pays-Bas.