Les opéras de Richard Wagner, avec ces chanteurs privés d’airs, avec ce torrent orchestral qui se laisse difficilement canaliser sans s’assécher, avec ces longs monologues qui structurent l’action et nous dévoilent peu à peu la psychologie des personnages, supportent moins que d’autres les découpages et les « Best of ». Pourtant, après la venue de l’Orchestre du Festival de Bayreuth dans le cadre d’une rare tournée hors les murs, la Philharmonie programmait son second concert en un mois dédié à des extraits wagnériens. Si l’on craignait donc que les morceaux choisis pour une telle soirée parussent hors de propos, expurgés de leur flamme à force d’être sortis de leur contexte dramatique, la direction de Jaap van Zweden n’aura pas mis longtemps à dissiper ces doutes.
Dès l’ouverture des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, entamée avec une énergie qui désarçonne quelques instants les violons, le ton est donné : ce Wagner aussi peu métaphysique que possible a du rebond, de l’allant, des contours et de la sève. Pas au point de faire perdre son charme doux-amer à la fugue centrale, pour laquelle van Zweden décide judicieusement de réduire la voilure. Pas au point non plus de rendre prosaïque un prélude de Tristan tendu et fiévreux. La « Liebestod » est donnée dans sa version instrumentale ; avec des pupitres si engagés, on ne songe même pas à regretter l’absence de soprano.
Après la pause, on constate d’emblée que l’ambiance reste électrique, et c’est heureux ; le premier acte de La Walkyrie, avec cette introduction in media res au cœur d’une tempête aussi météorologique que psychologique, a besoin d’une entrée en matière fracassante. Les tempi restent dans l’ensemble modérés, mais le tranchant des articulations, la netteté des plans sonores, l’ampleur de la palette des nuances ne laissent aucune baisse de régime s’installer.
Face à cette déferlante, il fallait des chanteurs qui ne sacrifient jamais leur musicalité à la puissance ; Stuart Skelton n’a besoin de rien de plus que sa première réplique pour démontrer qu’il est de ceux-là. A l’aise sur tout l’ambitus de son rôle (même si les changements de registre le poussent parfois à varier l’émission en cours de phrase), il dessine un Siegmund crâne et altier. Sa Sieglinde est Jennifer Holloway, un des grands espoirs wagnériens et straussiens de ces dernières années. La voix ductile, le timbre ambré, donnent naturellement à son personnage la profondeur et l’héroïsme qui peuvent manquer à des formats plus lyriques. Les quelques coups de glotte entendus dans le bas registre n’entachent pas une ligne de chant souveraine qui (bonheur !), laisse vibrer et résonner le texte. Mika Kares n’est pas non plus avare de mots, qui fait un Hunding sentencieux et violent, prêt à bondir sur sa proie. Mais là aussi, les mots et le timbre fonctionnent ensemble, la clarté de la diction ne venant ni troubler le legato ni affaiblir la puissance et la rondeur des graves. L’écho du dernier accord à peine évanoui, les acclamations dans la salle ne trompaient pas : en version de concert certes, en extraits bien sûr, mais que de théâtre et de vie dans ce Wagner-là !