« Bach à Leipzig », « Vienne 1910 », « Aimez-vous Brahms ? » : certains concerts usent la métaphore filée programmatique jusqu’à en frôler la monochromie. On ne pourra pas faire ce reproche aux deux représentations données par l’Orchestre de Paris à la Philharmonie, les 30 et 31 mai. Malgré une première partie entièrement dédiée à un même compositeur, les climats se suivent et ne se ressemblent pas, à l’image des épisodes de la vie de Chostakovitch, qui passa sans répit de la frénésie créatrice aux plus noirs abattements. Sa Suite pour orchestre de variété n°1, connue de tous pour sa « Valse n°2 », abondamment reprise au cinéma, dans les spots publicitaires, et même par Roberto Alagna, convoque une orchestration des plus rutilantes sur des airs de marche militaire, de parade circassienne ou de polka gourmée. On a parfois l’impression qu’on veut nous faire engloutir de force de grosses parts de brioche enduites d’escabèche, mais on préfère s’en tenir au jugement de notre estimé confrère Alexandre Jamar rencontré à l’entracte : « on dirait une armée de clowns qui veut te manger tout cru ». Klaus Mäkelä mène ses musiciens tambour battant, avant de les guider dans l’atmosphère complètement différente du Deuxième concerto pour violoncelle. Créé en 1966 par Rostropovitch et Svetlanov, il garde de son premier mouvement, initialement envisagé par Chostakovitch comme le début d’une symphonie, une écriture où l’orchestre donne le ton. Mäkelä relève le gant, là encore, et épouse avec souplesse les changements de pied permanent d’une partition oscillant entre coups d’éclat et sombres méditations. Doubles cordes, sauts d’octave, variations harmoniques et rythmiques permanentes : rien ou presque n’est épargné au soliste, et Sol Gabetta montre sa virtuosité habituelle, ne perdant jamais, dans les moments les plus sauvages l’intégrité de son instrument, la beauté de son timbre et la plénitude de son legato.
Mais le clou du spectacle venait après l’entracte : quelques 92 ans après sa création à Leeds, le Belshazzar’s Feast de William Walton faisait son entrée au répertoire de l’Orchestre de Paris. De la légende du roi Balthazar, frappé par la colère divine au cours d’un somptueux dîner, le compositeur britannique, auteur de pièces avant-gardistes comme de partitions pour le cinéma, tire un oratorio nerveux, où l’impressionnante masse orchestrale et chorale est utilisée avec une remarquable économie de moyens, soulevant de fabuleuses envolées prestissimo, à l’image de l’« Alleluia » final. Si l’influence de Haendel ou d’Elgar, sur le sujet même de l’œuvre, est manifeste, la richesse des textures, alliée à la recherche constante d’une certaine clarté de timbres animant une véritable tension dramatique, semble aussi regarder du côté de Debussy ou du Psaume 129 de Lili Boulanger. Les forces conjointes du Chœur de l’Orchestre de Paris et du Cambridge University Symphony Chorus font ici merveille, constamment à la hauteur de la dimension prophétique de chacune de leurs interventions, qu’elles expriment désolation ou exultation. L’équilibre des timbres, la précision des plans sonores, qui auraient pu être mis à mal par une disposition reléguant les femmes derrière les hommes, éclairent à chaque mesure la puissance de l’écriture.
Narrateur et oracle, on pouvait craindre que Willard White ne soit plus tout à fait en mesure d’assumer les longues phrases a cappella (« Babylon was a great city ») que Walton confie au soliste. Mais après plus de 50 ans de carrière, le chanteur a gardé sa projection, son timbré cuivré, sa force incantatoire. A son impressionnant hiératisme répond l’engagement plus échevelé de Klaus Mäkelä, qui se lance dans cette partition comme on se jette à l’eau ; le résultat final pourra éventuellement manquer de solennité biblique, mais sûrement pas de vigueur ni de tension. Les spectateurs qui, dans leur grande majorité, découvraient l’œuvre, ne s’y trompent et réservent un triomphe aux interprètes, conscients qu’approcher une œuvre si rare dans de telles conditions est un privilège qui ne se boude pas !