Choix courageux, sinon téméraire, que celui de Don Giovanni pour le deuxième spectacle annuel de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Alors qu’elle s’était jusqu’ici cantonnée à la prudence, avec des œuvres moins fréquentées (le jeune Mozart ou les opéras de Haydn), cette institution ne recule plus devant aucun obstacle et part à l’ascension des sommets les plus ardus. A en juger d’après la deuxième distribution, cette audace était en partie justifiée, mais en partie seulement.
Sur l’immense plateau de la MC93 de Bobigny, le spectateur découvre dès avant le début de la représentation un décor qui ne saurait manquer d’éveiller maints souvenirs dans son esprit. Ce rideau métallique qui semble fermer l’entrée d’un garage, cette grande baie vitrée, ce sol qui reconstitue fidèlement le fond d’une piscine désaffectée… Bon sang, mais c’est bien sûr ! Il ne manque qu’une rangée de lavabos et on serait dans une production de Krzysztof Warlikowski. C’est en effet à Malgorzata Szczesniak, la scénographe attitrée du metteur en scène polonais qu’on doit ce lieu mi-extérieur mi-intérieur, meublé de quelques chaises de jardin, espace unique où pourra se dérouler toute l’action d’une œuvre. On regrettera quand même que les nombreuses portes métalliques soient très bruyantes lorsqu’on les claque. Les costumes, que la dame n’a pas signés, contrairement à son habitude, sont vaguement d’aujourd’hui, sans fantaisie particulière. Mais de Warlikowski, on n’aura guère que le décor, car la mise en scène est entièrement dépourvue des fulgurances du trublion polonais. Blouse grise, seau et balai : il y a bien ici un technicien de surface, mais c’est Leporello, et non Masetto et Zerlina comme chez Haneke. Et tous ces mannequins en plastique, c’est la production de Martin Kusej à Salzbourg qu’ils nous rappellent. Quant au bal de la fin du premier acte, on y voit les choristes se trémousser comme dans une boîte de nuit, selon une pratique qui est devenue une habitude dans la plupart des mises en scène. Autrement dit, des éléments qui semblent empruntés à droite et à gauche, mais avec lesquels Christophe Perton peine à composer une vision cohérente et forte de l’œuvre. La présence en scène d’un faux Mozart au clavecin pour accompagner les récitatifs ne s’impose par aucune nécessité dramaturgique, et l’on regrette que soit sous-exploitée l’idée du fauteuil « magique » sur lequel un personnage devient comme invisible et peut observer les autres protagonistes. Les projections vidéo de Barbara Creutz sont dessinées d’une main sans doute délibérément malhabile, mais ne contribuent pas à rendre plus impressionnante la scène du Commandeur. Les rapports unissant les personnages ne donnent pas l’impression d’avoir été particulièrement creusés, surtout dans le cas du couple Don Giovanni – Leporello ; la double distribution ne favorisait peut-être pas ce genre de travail, mais quand même. Et par quelle coquetterie absurde a-t-on décidé de ne pas situer l’entracte juste après le final du premier acte, mais juste après le duo « Eh via, buffone » ? Le chef d’orchestre Alexandre Myrat est ici complice.
Est-ce à l’acoustique de la salle qu’il faut attribuer l’impression de flou que suscite l’orchestre ? Les bois dominent au point qu’on a souvent l’impression d’entendre une transcription pour ensemble à vent, les cordes semblent fondues en une sorte de soupe indistincte. Les tempos adoptés par le chef sont parfois extrêmement rapides, ce qui a pour effet d’aider certains chanteurs et d’en gêner d’autres. Globalement, la distribution qu’on a entendue lors de cette ultime représentation était dominée par les dames. La soprano coréenne Yun Jung Choi a depuis longtemps quitté l’Atelier lyrique, mais l’on se réjouit qu’elle y fasse un retour, tant sa Donna Anna séduit par un timbre charnu : on aurait aimé entendre la Cléopâtre qu’elle fut dans quelques représentations de Giulio Cesare à Garnier l’an dernier. Voix large et puissante, Elodie Hache a du tempérament à revendre et s’empare avec brio du rôle d’Elvire ; il lui faudra seulement veiller à ce que cette précieuse énergie ne l’entraîne pas à brutaliser sa ligne de chant. Armelle Khourdoïan est pour sa part une exquise Zerline. Du côté des messieurs, on est un peu moins impressionné. Si Andriy Gnatiuk tire son épingle du jeu avec un Leporello aux graves sonores, Tiago Matos est un Don Giovanni sans grand relief. Pour le Don Ottavio de João Pedro Cabral, il relève de l’erreur de distribution : ce jeune ténor, admirable dans le répertoire du XIXe siècle français, ne paraît pas du tout à son aise et rend le personnage plus falot que jamais. Deux « revenants » complètent la distribution : Damien Pass est un excellent Masetto, mais l’on regrette que le Commandeur d’Ugo Rabec ait un peu de mal à passer la rampe. En résumé, pari seulement en partie tenue que ce Don Giovanni, même si la première distribution avait peut-être d’autres arguments à mettre en avant.