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WEBER, Der Freischütz – Anvers

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Spectacle
23 mars 2025
Dans le chaudron de Marthaler

Note ForumOpera.com

3

Infos sur l’œuvre

Singspiel en trois actes
Musique de Carl Maria von Weber sur un livret de Johann Friedrich Kind
Créé à Berlin (Königliches Schauspielhaus) le 18 juin 1821

Détails

Mise en scène
Christoph Marthaler
Reprise de la mise en scène
Joachim Rathke
Scénographie et costumes
Anna Viebrock
Lumières
Roland Edrich
Dramaturgie
Malte Ubenauf & Roman Reeger
Adaptation musicale
Titus Engel
Arrangements des musiques de scène
Noel Engel

Ottokar
Karl-Heinz Brandt
Kuno
Raimund Nolte
Agathe
Louise Kemény
Ännchen
Rosemary Hardy
Kaspar
Thomas Jesatko
Max
Ilker Arcayürek
Ein Eremit
Manuel Winckhler
Kilian
Raphael Clamer
Der grosse Jäger vom Schwarzwald
Peter Knaack
Musique de scène
Marcos Carmona Rodríguez, Violette Goury, Brody Linke, Carlo Mertens & Frank Vantroyen

Chœur de l’Opera Ballet Vlaanderen
Orchestre Symphonique de l’Opera Ballet Vlaanderen

Chef de chœur
Jan Schweiger
Direction musicale
Stephan Zilias

Opéra d’Anvers, dimanche 16 mars, 15h

On est en droit de s’étonner que ce Freischütz soit la première mise en scène du suisse Christoph Marthaler présentée à l’Opéra des Flandres, institution qui affectionne tant les propositions scéniques radicales. Créée à Bâle en 2022, cette mise en scène du chef-d’œuvre de l’opéra romantique allemand est un travail inspiré, mais qui pose la délicate question de la place du metteur en scène à l’opéra. En effet, le spectacle est d’une redoutable cohérence, mais il s’agit plus d’une réflexion autour du Freischütz que d’une mise en scène de la partition et du livret de Carl Maria von Weber et Friedrich Kind.

On reconnaît au premier coup d’œil la patte d’Anna Viebrock, fidèle collaboratrice du metteur en scène suisse. Son décor représente une salle des fêtes un peu miteuse, avec de nombreux cadres sur les murs, des tables éparses et une petite scène au fond derrière un rideau. De part et d’autre de la fosse d’orchestre, on trouve à cour la cuisine d’Agathe, avec un portrait de Max accroché au mur, et à jardin une sorte de vestiaire avec des casiers, surmontés de l’inscription « Schiess-Center » (centre de tir). Les chasseurs du Freischütz apparaissent donc dès le lever du rideau comme une communauté provinciale défraîchie, sur laquelle pèse une mélancolie délétère. On est bien chez Marthaler.

Après l’ouverture, le rideau se lève et il ne se passe rien pendant un long moment. La paroi latérale du décor à droite s’ouvre et laisse passer une cible sur roulette en forme de biche. Les hommes attablés se mettent à entonner le chœur des chasseurs (le n°15 de la partition) en faisant résonner leur voix dans leur chope de bière. Le dialogue ouvrant le début du troisième acte est ensuite répété plusieurs fois (« quel temps magnifique pour la chasse ! »), tandis que tombe à plusieurs reprises un cadre à l’avant-scène, refixé à chaque fois par une vieille femme assise dans le fond de la salle. Tout se passe comme si les personnages étaient coincés dans une boucle temporelle absurde. On découvrira plus tard que cette dame âgée, au brushing impeccable et ne se séparant jamais de son sac à main, n’est autre qu’Ännchen, à qui Marthaler fait prendre un sacré coup de vieux. Dès le début du spectacle, le metteur en scène superpose donc le début du troisième acte (le dialogue et le chœur des chasseurs) et celui du deuxième acte qui représente Ännchen en train de raccrocher le portrait de Kuno, dans un raccourci dramaturgique stimulant.

© OBV-Annemie Augustijns

Marthaler poursuit ensuite son entreprise de déconstruction, entremêlant les actes et multipliant distorsions temporelles et répétitions cocasses, déjouant ainsi les attentes du spectateur. Le chœur apparaît derrière le rideau de scène, tel une chorale locale, tandis qu’une fanfare traverse régulièrement le plateau, jouant la valse de l’auberge ou accompagnant un air à la place de l’orchestre. On peut mentionner d’autres facéties : un des dialogues lu de manière hésitante par les personnages à partir du menu disposé sur les tables, la radio qui interrompt le duo entre Agathe et Ännchen, le Volkslied des demoiselles d’honneur chantée seulement par Ännchen s’accompagnant au piano, le chœur des chasseurs repris en mineur… Le geste iconoclaste de Marthaler peut certainement agacer, mais il a le mérite de faire entendre l’œuvre différemment aux oreilles averties : on ne sait jamais très bien ce qu’il va se passer, puisque le déroulement linéaire de l’œuvre qu’on connaît n’est jamais garanti.

Le metteur en scène ne fait pas que refondre l’œuvre dans son chaudron comme une vaste matière première à recomposer, il y insère de nouveaux textes et un personnage inédit : le Chasseur de la Forêt Noire, impeccablement interprété par le comédien Peter Knaack. Celui-ci apparaît au milieu des spectateurs du parterre avec un micro pour nous raconter l’histoire de Kuno et dialogue plus tard avec Kilian – devenu entre-temps un militant raciste radical – à propos du végétarisme. Le propos de Marthaler se dessine alors progressivement : son Freischütz est une critique des mythes nationalistes et des idéologies réactionnaires, puisant leurs racines dans le romantisme allemand, dont l’opéra de Weber est malgré lui l’un des héritiers emblématiques. Le metteur en scène se joue de ces hommes qui célèbrent une Nature factice, façonnée selon leur désir (viril, excluant, ethnocentré), violentant le monde autour d’eux, à l’image de ces chasseurs qui courent après des animaux empaillés et des cibles en carton. En témoigne ultimement les dernières minutes de l’œuvre, sorte de cacophonie terrifiante où s’entremêlent le chœur des chasseurs, le Volkslied et la fin de l’ouverture à l’orchestre, révélant le chaos derrière l’harmonie apparente de la partition et sa fin trop heureuse.

L’Ermite et Samuel sont d’ailleurs incarnés par le même chanteur, sorte d’esprit malin qui dépasse le manichéisme de l’œuvre, par-delà le bien et le mal. Il lève les mains dans un geste ouvertement théâtral, et les rideaux du fond de la scène s’animent grossièrement, ostensiblement agité par des mains et non par une force maléfique. Jamais on ne pensait pouvoir autant rire devant une représentation du Freischütz, mais Marthaler distille tout au long de la représentation une forme d’humour grinçant assez libérateur. Les charentaises et la coiffure d’Agathe rappellent combien le personnage correspond à un idéal féminin désuet et les différents jeux avec la représentation rappellent que nous sommes toujours au théâtre. Avant la scène de la Gorge aux Loups, c’est au tour des instrumentistes de chanter le chœur des chasseurs dans une chope de bière, tandis que les choristes font semblant de jouer du violon sur scène ; les deux personnages féminins principaux parlent plus souvent en anglais qu’en allemand, car les chanteuses qui les interprètent sont des anglophones. On pourrait encore mentionner de nombreux détails amusants comme ceux-ci, qui font la richesse, l’esprit et l’impertinence d’une telle proposition scénique.

© OBV-Annemie Augustijns

Le geste théâtral est si fort qu’on a certainement plus d’indulgence envers la distribution inégale réunie par l’Opéra des Flandres que s’il s’agissait d’un Freischütz plus traditionnel. Louise Kemény étant annoncé souffrante, on se gardera bien d’évoquer son interprétation vocale, pour saluer plutôt son engagement scénique. Elle ne se laisse en effet nullement désarmer par ses difficultés vocales passagères – qui sont toujours une épreuve frustrante pour un chanteur lyrique – et s’investit pleinement dans son interprétation d’Agathe, lui conférant un équilibre subtil entre tendresse et humour, d’une touchante sincérité. Le Max de Ilker Arcayürek est lui aussi très touchant scéniquement, porté par la mise en scène qui souligne son impuissance lorsqu’il peine à assembler un fusil, ou sa lâcheté lorsqu’il cache sa tête dans un casier. Vocalement, l’interprétation déçoit un peu, car elle manque souvent de nuances et de relief, et il faut dire que le timbre est très singulier, à la fois rocailleux et métallique, rappelant un peu celui de Yusif Eyvazov.

Thomas Jesatko manque peut-être d’ampleur vocal en Kaspar, mais il est extrêmement crédible et son portrait est vraiment réussi. Il brave avec facilité les difficultés vocales de son air et fait montre d’un verbe incisif tout au long de la représentation. Le Kuno de Raimund Nolte a une voix moins homogène mais plus puissante, ce qui correspond idéalement au personnage du père d’Agathe. Manuel Winckhler n’a quant à lui que peu à chanter en Ermite, mais on distingue derrière ce timbre velouté un interprète prometteur, d’un grand charisme scénique, comme le prouvent ses apparitions successives en Samuel, qu’on pensait d’abord attribuées à un comédien. La brève partie de Kilian est justement dévolue à un comédien, puisqu’il a beaucoup à jouer ensuite en tant que militant d’extrême droite et colleur d’affiches. Raphael Clamer possède une vocalité peu lyrique qui dépareille avec l’ensemble mais ne manque pas de charme pour son unique air, constitué de moqueries à l’égard de Max.

Nous l’avons déjà signalé plus haut, le rôle d’Ännchen est attribuée à une chanteuse âgée et non au jeune soprano lyrique qu’on a l’habitude d’entendre dans le rôle. Rosemary Hardy est une habituée du travail de Marthaler et a une technique suffisamment solide pour chanter ses différentes interventions avec beaucoup de probité, mais sa ligne vocale est tout de même un peu défaillante. C’est encore une fois scéniquement qu’elle convainc le plus, en composant un personnage absolument savoureux, avec une touche d’humour anglais. Le personnage d’Ottokar est lui aussi distribué à un vétéran du chant, mais cela est nettement plus commun : Karl-Heinz Brandt conserve une voix d’une franchise et d’une clarté presque miraculeuse et ses interventions dans les moments polyphoniques avec les autres solistes donnent une couleur délicate à l’ensemble.

© OBV-Annemie Augustijns

Enfin, même si de nombreux numéros ne lui sont plus attribués par le metteur en scène, l’Orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres offre un contrepoint bienvenu à la proposition scénique : la clarinette mélancolique pendant l’ouverture, les différents soli instrumentaux soigneusement colorés ou bien encore la chaleur des cordes, tout cela révèle et rappelle la beauté de la partition de Weber. Le chef Stephan Zilias impose une énergie pleine de variété à l’œuvre, une tendresse délicate dans les moments doux et une rage acerbe dans les moments plus dramatiques. L’engagement de l’orchestre et du Chœur de l’Opéra des Flandres dans la scène de la Gorge aux loups, pleine de bruit et de fureur, permet un contraste très riche avec la relative placidité de la mise en scène à ce moment précis. En ceci, cette direction est éminemment théâtrale et accompagne très justement la proposition scénique de Marthaler, qui elle est toujours très musicale.

Pour conclure, rappelons qu’on est certainement en droit de percevoir ce spectacle comme une suite de provocations absconses, mais sa pertinence théâtrale est indéniable, pour peu que l’on se laisse cueillir par le projet : le fantastique du Freischütz originel n’est plus qu’une forme de magie de pacotille, dans un monde violent et mélancolique, duquel on peut s’échapper par le jeu, la fantaisie et le rire. Pourtant, une question demeure : cette relecture radicale est-elle encore Der Freischütz ? L’honnêteté et la rigueur intellectuelles devraient pousser les programmateurs à préciser qu’il ne s’agit pas de l’opéra de Weber tel qu’on le connaît, mais d’une création théâtrale inspirée de son œuvre, signée Christoph Marthaler. La distinction est discutable, mais elle éviterait bien des querelles.

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Musique de Carl Maria von Weber sur un livret de Johann Friedrich Kind
Créé à Berlin (Königliches Schauspielhaus) le 18 juin 1821

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Mise en scène
Christoph Marthaler
Reprise de la mise en scène
Joachim Rathke
Scénographie et costumes
Anna Viebrock
Lumières
Roland Edrich
Dramaturgie
Malte Ubenauf & Roman Reeger
Adaptation musicale
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Marcos Carmona Rodríguez, Violette Goury, Brody Linke, Carlo Mertens & Frank Vantroyen

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