Les créations scéniques de Bregenz sur le lac de Constance sont une adaptation à l’opéra du concept des parcs de loisirs, avec une scénographie spectaculaire et une publicité tous azimuts touchant le public le plus large possible, en annonçant le spectacle le plus extraordinaire du moment. Depuis près de 6 mois, on peut voir en direct, sur le site Internet du Festival, l’avancement de la construction du décor. Pour ceux qui se sont abonnés, plusieurs emails par semaine donnent des renseignements complémentaires. Et de nombreuses courtes vidéos font parallèlement leur apparition sur le site et sur YouTube, avec des interviews des différents participants. Résultat, sur les 199 000 billets disponibles, 70 % sont déjà vendus avant la première représentation. Et chacun a déjà commencé à se faire sa petite idée, et à construire sa propre mise en scène à partir des esquisses qui sont en cours d’étude depuis déjà quatre ans.
Cette année, pour la 78e édition du Festival, c’est Le Freichütz qui est donné pour la première fois sur le lac, par la même équipe que le Rigoletto de 2019-2020, particulièrement spectaculaire et plutôt bien apprécié du public, avec ses cascadeurs, acrobates et mimes chargés des effets spéciaux. Le décor, conçu par le metteur en scène et décorateur Philipp Stölzl, représente ce soir un village pris dans les neiges, à la fois fantomatique et sinistre, avec ses collines blanches, ses petites maisons en bois, le clocher du village de 12 mètres de haut à moitié délabrés après les destructions de la Guerre de Trente ans, et ses arbres dénudés, faits d’acier, de polystyrène, de mastic et de peinture patinée, et de centaines de m3 de bois.
De fait, ce décor est magnifique, vraiment alléchant, présageant un spectacle à sa hauteur. D’autant plus que la scène, panoramique, est beaucoup plus large et moins élevée que dans les productions des années précédentes où elle était installée sur un semblant d’ilot. Et elle arrive maintenant à l’avant au niveau du premier rang des spectateurs, alors qu’avant elle en était séparée par un petit bras du lac. Une lagune artificielle de 1 400 m² a en effet été construite juste devant, transformant la Seebühne en un marais hivernal, car dans ce Freischütz, les artistes ne sont pas seulement sur l’eau, mais aussi dans l’eau. La majeure partie de cet immense bassin n’a que 25 cm de profondeur, mais il y a plusieurs chemins et des zones plus profondes permettant aux acteurs de disparaître et de réapparaître ailleurs. Le metteur en scène s’en explique : « C’est en rapport avec le Styx, le sombre fleuve des enfers. J’ai toujours pensé que ce serait bien de faire un décor de théâtre en jouant avec l’eau qui parle des peurs démoniaques qui nous entourent et de ce qui sommeille dans notre âme. Et il y a bien sûr cette eau noire, où les choses apparaissent et disparaissent ».
Au début et au fil de l’action, on entend des corbeaux, des chouettes, le vent qui siffle, ce qui ajoute au caractère fantastique du décor… Des hommes creusent une tombe, puis arrive l’enterrement ; mais le curé, soudainement défroqué, se révèle être en fait le diable. L’horloge du clocher de l’église se met alors à tourner à l’envers, pour faire un flash-back, et le village d’un coup s’anime, on va nous raconter comment on en est arrivé là. Mais qu’a-t-on véritablement sous les yeux ? Un village ravagé par un cataclysme qui certainement ne doit pas tout aux soldats de la Guerre de Trente ans, mais sûrement aussi au réchauffement climatique : une énorme coulée de boue semble avoir tout envahi, la maison d’Agathe est à moitié ensevelie au point qu’elle doit vivre et recevoir sur le toit, où sont disposés table et chaises ; quant à son lit, il est plus bas dans le marécage ! La rivière voisine a dû bien déborder, car l’eau est partout, et plus encore, tout est gelé. Tout cela est remarquablement réalisé, mais quel plaisir tous les personnages ont-ils donc à patauger dans l’eau « glacée » pendant tout le spectacle, alors qu’il y a à côté des espaces de terre où ils auraient quand même été plus confortables ?
Les costumes de Gesine Völlm sont également l’objet de soins tout particuliers. Comme le souligne Waltraud Münzhuber, la Munichoise qui dirige l’atelier de peinture sur costumes du festival de Bregenz, il s’agit de donner aux costumes leur look spécial et ancien, et de les rendre lisibles en plein air, par tous les temps et de toute distance, avec du papier de verre, du vernis, de la peinture et des milliers de strass. Il faut en effet que les habits du Freischütz soient tachés aux bons endroits, aient un aspect moisi ou brillent sous les projecteurs. « Derrière chaque décor – souligne-t-elle – se cache un concept de couleurs qui s’applique également aux costumes. Fondamentalement, nous essayons de raconter l’histoire du Freischütz de manière cohérente en suivant le concept de mise en scène de Philipp Stölzl ».
Alors, comment peut-on créer un décor aussi extraordinaire et apporter autant de soin à mille détails esthétiques et techniques, pour ensuite l’utiliser aussi mal, au point de desservir l’œuvre ? C’est la question principale que tout le monde se pose après la représentation de ce soir. Bien sûr, Bregenz a aussi ses contraintes, avec une durée de spectacle sans entracte qui ne doit pas dépasser deux heures. Mais cela justifie-t-il des tripatouillages de texte et de musique (Samiel est ici chargé tout au long de l’opéra de raconter l’histoire à ceux qui ne l’auraient pas lue avant, quitte à entrecouper de textes des airs comme le premier d’Agathe, à ajouter des « musiques additionnelles », à couper dans les airs comme le second d’Agathe, et dans l’ouverture, tronquée de sa partie la plus connue – et la plus attendue – bref, trahir l’œuvre originale).
Le metteur en scène nous explique qu’il a voulu d’une part que « le Freischütz soit tout à fait abordable pour des personnes qui vont à l’opéra pour la première fois, avec des effets cinématographiques, un peu d’horreur, un texte parlé et pas seulement des arias ». Mais il ajoute d’autre part « qu’il y a beaucoup de texte, un texte de nos jours dépassé, tant au niveau de la langue que de celui de l’expression des personnages ». Il a donc décidé de réécrire entièrement ce texte parlé. Par ailleurs, pour bien montrer le côté fantastique, il a souhaité que le décor ressemble à un tableau d’ombres, un tableau d’objets cachés. C’est pour cela, qu’il y a beaucoup de choses à voir : « Beaucoup d’arbres, quelques maisons, des croix, un lit, un cheval fantôme, une calèche, un clocher englouti, une grosse lune et bien d’autres choses encore. Le point fort des effets est certainement le dragon, qui peut se déplacer, monter et descendre, et disparaître si bien dans le décor qu’on ne le voit plus du tout et qu’il peut ensuite apparaître soudainement et même cracher du feu ». Mais que ce dragon inexpressif a donc l’air bête et donc nullement effrayant dans cette ambiance de danse macabre…
Toutefois, ne boudons pas notre plaisir. Tout cela établi, le spectacle nous offre quelques images frappantes : la danse de tous les villageois, les mouvements accélérés en arrière ou en avant de l’horloge de l’église, une charrette fantôme style Victor Sjöström (malheureusement, elle ne bouge pas, et les deux-tiers des spectateurs ne la voyant que de face et non de côté ne peuvent pas comprendre de quoi il s’agit), le cercle de feu qui entoure Kaspar lors de la scène de la Gorge aux loups (malgré des éclairages vulgaires aux couleurs hideuses), l’incendie du village, la soudaine bascule des lumières qui indique d’un coup le réveil d’Agathe de son cauchemar (que fait donc son lit au milieu du marécage ?).
Mais à côté de cela, pourquoi tant de kitsch ? Pour plaire à certains publics ? Pour l’air d’Ännchen, c’est de la natation synchronisée façon Esther Williams, dont on se demande ce que cela vient faire ici… et qui plus est éclairée par une lune mauve. Agathe, de son côté, pique une crise d’hystérie sur son lit (vierge folle ?) pendant la nuit d’orage, ce qui se révélera plus tard avoir été un cauchemar. Qui n’aurait compris qu’il s’agit tout au long de l’œuvre de la lutte entre le bien et le mal, et était-il pour autant obligatoire d’en arriver à toute cette imagerie saint-sulpicienne, dont un Christ en croix occupant toute la surface d’une Lune rayonnante, avant un agneau et un œil maçonnique, tout cela culminant avec l’arrivée, à la fin, de l’ermite habillé en Vierge de la Macarena, et immédiatement remplacé par Satan en guise de happy end ? Quant à l’arrivée du prince Ottokar façon « conte de fées »… Tout le monde ne peut se targuer d’être, avec esprit, Olivier Py ou Michel Fau…
Du côté des voix et de la personnification des personnages, c’est plutôt réussi, comme toujours à Bregenz, encore que la sonorisation spatialisée considérée comme l’une des meilleures, sinon la meilleure du monde, nous ait semblé de moins bonne qualité que celle des années précédentes : on cherche souvent sur scène où se trouve le personnage en train de chanter, et quelques distorsions se sont faites entendre pour l’orchestre.
Comme tous les ans, trois distributions alternent. On peut supposer que celle de la première est la meilleure. Du fait de la sonorisation, il est difficile de donner un commentaire sur la voix des chanteurs, mais seulement une impression. Le ténor Mauro Peter, à la voix très barytonnante, chante Max. Après avoir débuté aux Schubertiades de Schwarzenberg en 2012, il n’a cessé d’apparaître sur scène et en concert, tout en faisant partie de la troupe de Zurich où il chante notamment Mozart. Semblant assez en retrait au début du spectacle, il s’est peu à peu imposé jusqu’au beau trio avec Agathe et Ännchen. Nikola Hillebrand (Agathe), actuellement membre soliste de la troupe du Semperoper de Dresde, chante de nombreux premiers rôles. Elle montre un tempérament affirmé, mais les choix du metteur en scène ne lui laissent guère la possibilité de s’épanouir totalement dans ce rôle. Sa voix correspond néanmoins tout à fait au personnage, et l’on aimerait la réentendre dans une salle plus traditionnelle. On peut dire un peu la même chose de la vive Ännchen de la Munichoise Katharina Ruckgaber, qui a une voix agréable et tout à fait le style correspondant au rôle. Elle semble tenir toutes les promesses des premiers rôles qu’elle a joués dans la troupe de Freiburg. Christof Fischesser, habitué des premiers rôles de baryton et du personnage de Kaspar, continue de développer depuis les années 2000 une carrière internationale de qualité, où l’on note en particulier le rôle de Méphisto du Mefistofele de Boito. Il campe d’une voix très assurée un Kaspar inquiétant à souhait. Liviu Holender, membre de la troupe de l’opéra de Francfort depuis 2019, est un Ottokar bien présent par le chant et le jeu, tandis que Franz Hawlata (Kuno), bien connu des spectateurs de l’Opéra de Paris et du festival d’Erl (entre autres) est un baryton-basse toujours présent dans les salles du monde entier, et montre qu’à 60 ans passés, une voix bien menée ne paraît guère attaquée par les ans : il est particulièrement plausible dans le rôle du père d’Agathe. Andreas Wolf est un ermite de bonne tenue, et Maximilian Krummen chante avec cœur le rôle de Kilian. Enfin, l’acteur à succès Moritz von Treuenfels est un Samiel tout à fait conforme à ce que l’on peut souhaiter à partir du moment où l’on en a accepté son caractère de narrateur-acteur.
Le Festival de Bregenz, qui se targue de proposer un grand spectacle populaire, renonce de plus en plus à son aspect international : pour ce spectacle, les sur-titrages ne sont qu’en allemand, et ne concernent que les parties chantées. Donc les longs textes parlés – ici totalement nouveaux – échappent aux non germanophones. Une autre langue européenne serait à tout le moins très appréciée (comme pour les opéras donnés dans le Festspielhaus voisin). Pour ce Freischütz, il faut donc se contenter d’un paradoxe majeur : un spectacle visuellement plaisant mais dont on ne peut se satisfaire ni se contenter. Les tièdes applaudissements tout au long de la représentation montrent que les spectateurs germanophones, pour qui cet « opéra romantique » est un constituant à part entière de leur culture, ont été pour le moins déroutés car ayant perdu leurs repères, et n’ont donc guère apprécié les modifications et réécritures, qui n’étaient pas à la hauteur des efforts scéniques et techniques déployés.