« Youkali, c’est le pays de nos désirs »… La mélodie mise en parole en 1935 par Roger Fernay à partir du tango de Marie galante, une pièce de Jacques Deval dont Kurt Weill avait composé la musique de scène, ouvre un drôle de spectacle, à l’affiche du Théâtre des Champs-Elysées ce mercredi 10 janvier avant d’être repris à Genève vendredi 12 janvier. Die Sieben Todsünden en forme le plat de consistance. La brièveté de l’œuvre – 30 minutes environ – impose l’adjonction d’un complément de programme*.
« Le pays de nos désirs » ne fut pas pour Kurt Weill la France des années 1930 où il s’était réfugié en 1933 afin de fuir la prise de pouvoir nazie. Au terme d’un séjour de moins de deux ans, après la création sur commande de Die Sieben Todsünden en juin 1933 dans ce même Théâtre des Champs-Elysées, le compositeur s’envolait définitivement pour les Etats-Unis.
En résonance avec son histoire, une première partie de soirée intercale de courtes pièces musicales essentiellement américaines, signées Weill mais aussi Copland ou Ives, à des textes d’Asli Erdoğan lus par Judith Chemla. L’écrivaine turque est aujourd’hui réfugiée en Allemagne pour échapper à la répression dans son pays. Textes lourds de conséquence mais qui, sortis de leur contexte, perdent de leur signification et de leur impact. Textes qui voudraient aussi une salle moins vaste afin que les efforts de Judith Chemla pour se faire entendre n’altèrent pas la force des messages. Les quelques mélodies auxquelles la comédienne prête son soprano léger appellent le même constat. Nonobstant toute référence à l’expressionisme éraillé de Lotte Lenya, il faut à la musique de Weill une ombre équivoque, des teintes verdâtres, un relent de cabaret que le piano d’Edwige Herchenroder ne peut assumer seul et auxquels le chant de Judith Chemla est étranger. Moyennant quoi le temps semble s’étirer au-delà des quarante-cinq minutes annoncées.
© Cyprien Tollet / Théâtre des Champs-Elysées
En deuxième partie, Die Sieben Todsünden, composé à l’intention de Lotte Lenya précisément, brandirait les mêmes épouvantails si Marina Viotti ne balayait dès les premières mesures toute prévention. D’autres avant elle l’ont démontré : la partition peut être confiée à une vraie voix d’opéra, à condition de disposer d’une palette de couleurs suffisamment variée pour traduire l’âpreté du propos. Cenerentola époustouflante sur cette même scène en début de saison, Carmen en fleur puis Orlofsky de grande classe un peu plus tard, Maddalena dans Rigoletto à Madrid le mois dernier, Marina Viotti appartient à la race des caméléons. C’est à présent Weill qui semble couler de source dans ce timbre d’une séduction évidente – au contraire de celui de Lenya –, capable de se plier aux caprices d’une écriture déglinguée. Du sprechgesang le plus équivoque au lyrisme le plus envoutant – « Unzucht » si weillien dans son élan désabusé –, son mezzo-soprano toujours audible y compris dans les profondeurs de la tessiture, toujours articulé, n’est jamais contraint d’appuyer le trait pour toucher juste. Que d’ironie amère, de compassion aussi, de duplicité ou de véhémence dans cette Anna I, conscience éveillée d’une Anna II – Judith Chemla – réduite à peu de répliques mais obligée à un jeu de scène prestement chorégraphié par Laurent Delvert.
L’osmose polyphonique caractérise le quatuor masculin, inévitablement dominé par la basse guindée de Jérôme Varnier dans le rôle de La mère, mais d’où saillit aussi le ténor percutant de Yoann Le Lan.
Toute cela fonctionnerait à plein régime si l’Orchestre de Chambre de Genève, sous la direction de Marc Leroy-Calatatud acceptait de s’encanailler. Sage au point de paraître académique – un comble chez Weill –, la lecture de ces Sept Péchés exalte l’architecture de la partition mais en oublie l’esprit. Il n’y a pas de Youcali.
* Lors de la création de Die Sieben Todsünden, Les Songes de Milhaud et Fastes de Sauguet formaient le complément de programme