Ouvrir la 75e édition d’un Festival d’art lyrique désormais incontournable par L’Opéra de quat‘sous est certainement un geste important. Surtout dans un contexte où le rôle de l’art dans une société divisée et violente, la place de l’opéra comme genre encore prisonnier d’un monde privilégié et la verticalité qui fonde la plupart des rapports, restent à questionner. Où tout pourrait – ou devrait – être à transformer.
Anti-opéra mais encore opéra, geste de création salutaire dans le contexte de la fin des années 1920 mais aussi de la fin des années 1940 et encore aujourd’hui (l’ajout par Brecht d’une mise en garde contre les « fascismes d’aujourd’hui », en 1948, repris à la fin de la production glace par son actualité), cet « opéra pour les clochards » constitue une parodie de l’opera seria haendélien, soit un genre fortement codifié, virtuose, réservé à des chanteurs professionnels et à un public « averti » (c’est-à-dire bourgeois). Et ce « public averti » est mis face aux clochards – à ceux qu’il ne voit ou ne veut pas voir – qui font l’opéra et qui, en même temps, en sont les spectateurs. Il ne s’agit jamais de montrer une réalité autre (car tout le monde admet que la misère est la norme) ou d’esthétiser les bas-fonds pour les rendre plus supportables ou, ce qui revient peut-être au même, plus moraux, voire moralement supérieurs. Il s’agit de montrer une création et son processus, de faire exploser les cadres du réel et de la narration (les acteurs n’hésitant pas à sortir des personnages) pour tenter de faire émerger les puissances de ce qu’on appelle encore fiction.
© Jean-Louis Fernandez
Les clochards ne sont pas des chanteurs lyriques. Ils ne montrent pas d’actions vertueuses. Dans un esprit proche du Sprechgesang et de la seconde école de Vienne, le choix est fait de confier les rôles à des acteurs qui chantent (et qui dansent et qui, au demeurant, savent tout faire) et d’assumer pleinement le parti du chanté-déclamé. Les voix ne sont pas ou peu timbrées, elles ne sont pas toujours travaillées (certaines le sont à l’évidence) et on utilise des micros. Pour autant, la maîtrise est extrême : le poids de chaque syllabe, le rythme de chaque phrase a visiblement été minutieusement pesé. L’équilibre est ainsi parfaitement atteint. S’il chantait plus et déclamait moins, le Jonathan Jeremiah Peachum de Christian Hecq aurait sans doute du mal à maîtriser un vibrato qui provoquerait des problèmes de justesse. Mais l’équilibre est remarquable et c’est un personnage convaincant, qui incarne parfaitement la bassesse d’une bourgeoisie qui fonde sa prétendue grandeur sur l’exploitation et l’immoralité, qui est ainsi révélé. Son épouse, Celia Peachum, incarnée par Véronique Vella est une femme soumise mais lucide. Au fond, toute l’œuvre peut être lue comme un propos sur l’amour où les hommes dominent mais où les femmes résistent depuis le lieu qui leur a été assigné (lorsqu’elle rend visite à son époux en prison, Polly n’abandonne-t-elle pas un mari désormais impuissant pour tirer tout le parti de la gestion des affaires que l’homme avait confié à sa femme, la considérant en dernière instance comme une extension de son propre pouvoir momentanément neutralisé ?). Les rapports amoureux hétérosexuels pourraient-ils être lus en termes de rapports de propriété ? Musicalement, Véronique Vella incarne comme personne la chanson des pavés. Gouailleuse remarquable, elle offre une vulgarité vocalement maîtrisée qui lui donne l’épaisseur du clochard sous la fourrure de la bourgeoise. La Polly Peachum de Marie Oppert est sensible, drôle et violente. L’interprète a une voix timbrée et bien projetée qui s’accommode des contraintes de la sonorisation. À l’évidence, elle est rompue tant au chant qu’à la comédie, ce que confirme sa biographie. Birane Ba est un Macheath (Mac-la-lame) élégant, railleur mais, lui, jamais violent. Un charmeur. Vocalement, il atteint vite ses limites, en particulier dans l’aigu qui est abondamment mobilisé, et se fatigue au fil de la pièce. Il peine parfois à rester parfaitement juste. Mais, dans la cadre de cette œuvre, c’est presque sans importance. La Jenny d’Elsa Lepoivre et la Lucy de Claïna Clavaron complètent idéalement la distribution féminine, tandis que le Brown de Benjamin Lavernhe, le Robert de Nicolas Lormeau, les Filch et Saul de Sefa Yeboah, le Matthias de Jordan Rezgui et le Jacob de Cédric Eeckhout convainquent principalement par leurs qualités dramatiques.
La mise en scène de Thomas Ostermeier est à la fois minimale et élaborée. Le décor est réduit à une croix renversée sur laquelle défilent les titres des numéros qui se succèdent, comme si l’intrigue toute entière s’édifiait contre une doctrine déjà bancale : y-a-t-il quelque chose à racheter, une morale à rechercher, lorsque l’on n’a rien à grailler ? Quelques projections (parfois en forme de mécanisme horloger) évoquent le contexte artistique de création de l’œuvre, ainsi que des mouvements de soulèvements populaires. Des éléments de chronophotographies renvoient sans doute aux techniques naissantes du début du 20e siècle (on devinera d’ailleurs la lune de Méliès) mais aussi à la place de l’individu dans le grand mouvement de la production capitaliste qui semble ne jamais devoir s’arrêter. Chaque geste, chaque déplacement, semble avoir été soigneusement étudié (quant à sa nécessité, sa vitesse, son intensité…) et, pourtant, tout porte le naturel des miséreux.
Conformément aux intentions du compositeur, les musiciens de l’orchestre touchent chacun à plusieurs instruments. Maxime Pascal a pris le parti de revoir l’instrumentation pour y intégrer de nouvelles sonorités, notamment électroniques. La couleur qui en résulte est remarquablement homogène et évite le côté vintage et un peu kitsch du banjo ou de la guitare hawaïenne par exemple (instruments qui sont ici conservés aux côtés de la guitare ou de la basse électriques). On regrette un final de guitare électrique tonitruant et peut-être inutile. Avec Le Balcon, le chef donne sa cohérence musicale à l’ensemble de la pièce. L’orchestre est ainsi plutôt un liant qu’un personnage à part entière. S’il reste en retrait, c’est pour mieux souligner ce qu’est cette œuvre si singulière : une pièce avec musique, un anti-opéra (qui, dès lors, ne peut se passer de l’opéra contre lequel il se positionne et avec lequel il doit donc dialoguer).
Le pari aurait pu se réduire à un geste provocateur. Il est ici pleinement réussi. Comment imaginer un Festival important qui ne réfléchirait pas constamment à sa pratique ? Comment imaginer un Festival important qui ne reposerait pas constamment la question de la place de l’opéra – genre réputé bourgeois – dans un monde pluriel où la misère est la norme ? Comment imaginer un Festival important situé aux portes de la Méditerranée qui ne poserait pas la question morale du rapport à une humanité rendue invisible ? L’Opéra de quat’sous ne célèbre ni la grandeur du clodo (elle n’existe pas), ni la bassesse du bourgeois (ce serait bien trop simple) parce que, en dernière instance, toutes les hiérarchies doivent à présent être rebattues.