Il y a quelques années, le Berliner Ensemble s’invitait sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées pour présenter leur production de L’opéra de quat’sous (dans sa version allemande : Die Dreigroschenoper) mise en scène par Robert Wilson. Au livre d’images bleutées à l’abstraction esthétisante du metteur en scène américain succède l’univers plus incarné et, pourrait-on dire, plus enraciné, de Thomas Ostermeier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin connaît trop son Brecht (il avait déjà mis en scène, à ses débuts, Tambours dans la nuit et Mann ist Mann) pour confondre distance et distanciation : comme à Aix-en-Provence l’été dernier, c’est en regardant le public droit dans les yeux, salle allumée, et en parsemant la pièce de références à leur propre agenda de sociétaires de la Comédie-Française (« je fais vite, je suis en alternance au Vieux-Co’ ! ») que les protagonistes nous accrochent à l’intrigue. Celle-ci, pourtant, ne s’inscrit ni dans notre époque, ni dans une temporalité indéterminée : les références aux premiers pas du cinéma, du Voyage dans la Lune de Méliès au Chien andalou de Bunuel comme une partie des costumes nous plongent dans cet entre-deux-guerres où Kurt Weill, Bertolt Brecht et Elisabeth Hauptmann composèrent et créèrent L’opéra de quat’sous. Surtout, le ton grinçant demandé aux comédiens et la vivacité parfois saccadée de la direction d’acteurs apparaissent comme la transposition scénique de l’expressionnisme d’un Munch ou d’un Otto Dix ; si certaines scènes, à l’instar du mariage de Macheath et Polly, intègrent le dispositif plus laborieusement que d’autres, l’ensemble de la pièce y trouve cohérence expressive et unité artistique.
Il faut dire que la distribution a parfaitement les moyens de soutenir les ambitions du metteur en scène – et celles du compositeur aussi, même si le critique musical doit, à plusieurs reprises, se forcer à « désapprendre » pour ne pas oublier qu’il n’est pas en présence de chanteurs professionnels. Christian Hecq possède à la fois l’onctuosité reptilienne et les accès de violence absurde nécessaires pour composer un Peachum aussi hilarant qu’inquiétant, quand Véronique Vella, qui avait déjà abordé l’œuvre dans la précédente production de l’œuvre présentée à la Comédie-Française, lui donne une réplique fataliste et bien-chantante dans sa veine très cabaret. Polly est jouée par Marie Oppert, nommée aux Victoires de la Musique classique 2021 parmi les révélations lyriques ; de toute la troupe de la Comédie-Française, elle était sans aucun doute la plus désignée à cet emploi, auquel elle apporte, en plus d’une présence volontaire et enjouée, un timbre diaphane et une technique aboutie, écrin de rêve pour sa ballade mélancolique de la fin du premier acte. Son fiancé ne peut certes s’appuyer sur une science du chant équivalente ; mais la silhouette élégante et les sourires enjôleurs de ce Macheath rendent la performance de Birane Ba évidente. Elsa Lepoivre, Jenny la Tripoteuse particulièrement émouvante, Benjamin Lavernhe, drolatique, et une parfaite bande de gangsters complètent le tout avec grande classe.
Dans la fosse, Maxime Pascal et Le Balcon ont procédé à quelques ajustements de la partition de Weill, intégrant qui une guitare basse, qui un synthétiseur – sonorités électriques qui forment un contrepoint pertinent au modernisme façon Metropolis revendiqué par Ostermeier. La finesse et la variété des plans sonores, les rythmes aux ciseaux, le souci constant de maintenir la tension dramatique jouent un rôle de premier plan dans la réussite de la soirée, et méritent sans aucun doute l’immortalisation du disque, déjà paru chez Alpha, et du DVD, que le même label nous donnera bientôt !