Prenez un ténor sicilien, une mezzo-soprano canadienne d’origine tunisienne, un baryton belge et une basse américaine, placez-les sous la direction d’une cheffe d’orchestre lituanienne dans un opéra français inspiré d’un célèbre roman allemand qu’ils chantent pour la première fois et vous obtenez une soirée mémorable. Vous en doutez ? C’est pourtant le pari fou qu’a gagné l’Opéra Ballet de Flandre en proposant une version en concert de Werther sur la scène de l’Opéra de Gand ce vendredi 7 mai.
Aucun point faible dans la distribution, idéalement homogène et juvénile. Daniel Arnaldos et Nabil Suliman sont parfaits en Schmidt et Johann, ils campent avec malice ces deux buveurs invétérés sans sombrer dans la caricature. Justin Hopkins est un Bailli à la voix profonde et sonore, nul doute que dans une version scénique il aurait fallu grimer cette jeune basse pour lui donner l’apparence d’un homme mûr. Elisa Soster parvient à camper une Sophie simplement naturelle, dénuée de toute mièvrerie. Sa voix limpide aux aigus cristallins traduit à merveille la fraîcheur de la jeune adolescente. Son désappointement lors du départ de Werther à la fin du deuxième acte, est juste et touchant.
Ivan Thirion possède un timbre clair en harmonie avec sa conception du rôle. Il fait d’Albert un jeune homme amoureux et droit, tiraillé au deuxième acte entre son amour pour Charlotte et son amitié pour Werther, puis déstabilisé au III par les événements qui le dépassent.
Rihab Chaieb © fay-fox
Née en Tunisie, Rihab Chaieb a grandi au Canada où ses parents s’étaient installés lorsqu’elle était enfant. Récemment diplômée du programme Lindemann de perfectionnement de jeunes artistes du Metropolitan Opera, la mezzo-soprano a été lauréate de plusieurs prix dans des concours internationaux, dont Operalia. Dès son entrée en scène, sa Charlotte capte durablement l’attention : dotée d’un physique avenant et d’un timbre délicatement ambré qui ne manque pas de sensualité, la cantatrice possède l’exacte tessiture du rôle, un medium nourri, un aigu puissant et un registre grave opulent. Certes, sa diction, somme toute correcte, est encore perfectible et son personnage gagnera en profondeur lorsqu’elle l’aura incarné dans une production scénique, mais d’ores et déjà on est subjugué par cette prise de rôle tout à fait réussie. Son air des lettres est poignant même si l’on aurait aimé qu’elle différencie davantage les passages lus de ceux où elle exprime ses propres sentiments, l’air « Va, laisse couler mes larmes » bénéficie d’un legato impeccable, enfin « Dieu mon courage m’abandonne » possède toute la véhémence requise. Au quatre, elle parvient à rendre son désespoir palpable sans effets spectaculaires.
L’autre prise de rôle remarquable est celle d’Enea Scala qui accomplit ici un véritable sans faute. Le ténor sicilien s’est longtemps illustré dans le bel canto, en particulier Rossini dont il a interprété bon nombre d’opéras sérias, tels Moïse et Pharaon, Guillaume Tell, Armida, Semiramide, La donna del lago ou encore Otello. Ces dernières années il s’est plu à différencier son répertoire en abordant La Traviata et Rigoletto à Marseille ainsi que La Bohème en décembre dernier. Il s’est également illustré dans l’opéra français avec Léopold (La Juive) à Lyon et Hoffmann qui lui a valu un triomphe à Bruxelles en 2019. Si l’on avait encore des doutes sur son adéquation au rôle de Werther, ceux-ci sont rapidement balayés dès son invocation à la nature phrasée avec retenue et une ligne de chant tout en nuances, ajoutons que le français est parfaitement intelligible, c’est à peine si l’on perçoit par moment un soupçon d’accent. Visiblement, le ténor a beaucoup travaillé sa diction et son style. Que de tendresse dans la voix lorsqu’il déclare son amour à Charlotte au premier acte. Au deux « J’aurai sur ma poitrine » émeut jusqu’aux larmes et toute la fin de l’acte à partir de « pourquoi trembler devant la mort » exprime avec justesse un désespoir incommensurable. Au trois « Pourquoi me réveiller » soutient la comparaison avec ceux qui l’ont précédé dans cette page et la scène finale de l’opéra est incarnée avec conviction jusque dans les expressions du visage. Ah, ce regard halluciné durant l’air « Là-bas au fond du cimetière » !
Giedre Šlekytė dirige avec précision et un sens aigu du théâtre l’Orchestre symphonique de l’Opéra Ballet de Flandre réduit à une quarantaine de membres, disposés sur la scène dans le respect des distanciations sociales. A l’exception des vents, séparés par des parois de plexiglas, les musiciens sont tous masqués ainsi que les chœurs d’enfants, impeccables au demeurant. Au premier acte, le clair de lune est dépourvu de poésie et de mystère mais les circonstances y sont sans doute pour quelque chose. En revanche la cheffe se montre particulièrement convaincante dans les passages dramatiques, le début du IV par exemple, en dépit de l’effectif limité de l’orchestre.