Outre la réouverture tant attendue des salles de spectacle, l’événement de cette reprise de la production de Werther de l’Opéra national de Lorraine créée en 2018 est bien sûr la prise de rôle de Marie-Nicole Lemieux en Charlotte. Pratiquement créée de toute pièce par Massenet et ses librettistes, ce rôle-titre féminin est un défi vocal et théâtral que la contralto québécoise relève avec brio. Si l’acte I la trouve radieuse et presque sautillante, maternelle et séductrice, les trois autres actes donnent à voir une belle et lente évolution vers le désespoir. Le tour de force de Lemieux est certainement de faire constamment osciller sa Charlotte entre le déni et le désespoir, le second prenant progressivement le pas sur le premier. Vocalement, la contralto apporte une teinte de velours à sa voix qui sied parfaitement au rôle d’une Charlotte brûlante d’une passion condamnée à rester contenue. Le sommet de sa performance est sans conteste l’acte III : déchirante, Marie-Nicole Lemieux impressionne par son sens de la nuance, alternant pleine voix, pianissimi et plainte pathétique au service des très nombreuses émotions qui traversent Charlotte. L’air des larmes, presque traversé de spasmes, est un concentré de tout son talent qui laisse le spectateur exsangue. En un mot, c’est une très grande Charlotte qui est née ce soir et Marie-Nicole Lemieux donne le sentiment de fréquenter ce rôle depuis de bien nombreuses années…
De son côté, le ténor guatémaltèque Mario Chang incarne un Werther honorable, eu égard à la difficulté du rôle. Solide sur ses appuis, le ténor cultive une forme de retenue, ingénieusement entretenue au cours des deux premiers actes pour mieux déployer la puissance de ses aigus au cours du III. Son « Pourquoi me réveiller » est un sans-faute : le ténor surprend par les longues tenues de ses finales. Cette solidité imperturbable a toutefois un revers car on peine à percevoir le tragique bouillonnant d’un jeune héros dépressif. Mais Werther, il est vrai, est un de ces rôles qui se construisent tout au long d’une carrière… Jérôme Boutillier campe un des meilleurs Albert de sa génération, évitant l’écueil d’une raideur caricaturale. Apportant une humanité et une noblesse inhabituelles pour ce rôle, le baryton fait d’Albert un miroir inversé de Werther pour qui l’amour est autorisé mais hélas non-réciproque. Sa voix, d’une profondeur et d’une puissance proprement splendides, se prête parfaitement à la gravité – et finalement, au tragique – du personnage.
© Marc Ginot
Le reste du plateau vocal est à l’image des ces rôles-titres. Le Bailli de Julien Véronèse est excellent : sa très belle voix de basse, charnue et généreuse, sied parfaitement à ce rôle de patriarche amusant. Pauline Texier est très convaincante en Sophie. Ses aigus maîtrisés et sa voix à la fois puissante et délicate lui confèrent toute la lumineuse présence escomptée pour ce rôle. Son jeu scénique fait habilement poindre, derrière le rire et la joie, la tristesse et l’impuissance du personnage devant l’effondrement qui se joue sous ses yeux. Le duo de Schmidt et Johann servi par Yoann Le Lan et Matthias Jacquot est tout juste ce qu’il faut : le comique est bien présent mais sait rester mesuré.
La direction musicale de Jean-Marie Zietouni nous a totalement subjugué : inscrite dans la tradition d’une lenteur typique de Michel Plasson, sa baguette déploie tout le pathétique de l’œuvre, sans sacrifier aux beaux moments de tendresse ou de légèreté que sait aussi parfois offrir la partition. La pesanteur inéluctable de l’air des lettres, particulièrement, a fait résonner chaque note comme autant de larmes qui s’écoulent. L’Orchestre national Montpellier Occitanie, disposé au sein du parterre, très dynamique, se prête particulièrement bien aux nuances imprimées par le chef, tout comme les chœurs Dames Opéra national Montpellier Occitanie et Opéra Junior, dirigés par Vincent Recolin et Noëlle Gény, offrent une performance puissante et équilibrée et – s’agissant des enfants – fort attendrissante.
La mise en scène de Bruno Ravella, reprise ici par Jose Dario Innella, est toujours aussi sobre et convaincante qu’en 2018 lors de sa création – même si la direction d’acteurs reste un peu trop simple, voire raide. Figurant un intérieur bourgeois du XVIIIe siècle, le décor de Leslie Travers, par ses jeux de perspectives et les allers et venus du toit de la maison, suggèrent à chaque instant l’emprisonnement du héros. Les jeux de lumières de Linus Fellbom sont particulièrement bienvenus, qu’il s’agisse de l’apparition tout en lumière de Charlotte dans l’escalier de l’acte I ou des ombres dédoublées de Werther à l’acte II qui symbolisent son déchirement. Mention spéciale à la belle voûte céleste du plafond incliné qui apparaît pendant le duo amoureux de l’acte I et pare l’amour des protagonistesne d’une dimension cosmique typiquement romantique. Frustration évidente mais inévitable : les personnages ne se touchent presque jamais en raison du respect des gestes barrières. Le spectateur compréhensif fera abstraction et pourra même y trouver son compte : l’éloignement perpétuel et insistant des corps n’est-il pas l’ultime incarnation de la tragédie d’un amour impossible ?