L’opéra de Rome reprend une production de Werther créée il y a 17 ans à Amsterdam et qui a sillonné les scènes lyriques depuis (Genève, Barcelone, Francfort, Naples). Willy Decker y donne libre court à son goût des espaces clos : la chambre de Charlotte qui s’ouvre, derrière un immense panneau coulissant, sur un unique paysage, une petite colline fauve agrémentée de maisonettes façon Monopoly, puis qui blanchit sous la neige au dernier acte. L’atmosphère, chez le Bailli et dans le village, est assez lourde et les rires enfantins ou la candeur de Sophie n’y changent rien. Les vêtements, tous d’un bleu sombre, feraient plutôt penser à quelque communauté un peu sectaire. Les seules exceptions à cette uniformité angoissante sont Werther, vêtu de couleurs vives, et Johann et Schmidt, véritables croque-morts. Or, et c’est là une idée intelligente, Johann et Schmidt seront quasiment omniprésents, sorte d’agents du destin qui poussent Werther vers l’issue fatale, comme s’ils écartaient de la communauté celui qui ne peut y entrer, Charlotte devant épouser un membre de celle-ci. Les deux larrons, à mi-chemin entre les fossoyeurs de Lucky Luke et Dupont et Dupond, mi inquiétants, mi-burlesques, arrangent les situations, les provoquent, les manipulent. Ce sont eux, d’ailleurs, qui annoncent le retour d’Albert, c’est à eux que Albert fait remettre par Charlotte les fameux pistolets. Pour ce qui est du chant des deux compères, le Johann sonore d’Alessandro Spina l’emporte aisément sur le ténor parfois un peu hésitant de Pietro Picone. Et puis il y a le portrait de la mère de Charlotte, lui aussi omniprésent, qui obsède tous les vivants et qui symbolise le passage de Charlotte à un âge adulte arrivé trop tôt.
Les idées ne manquent donc pas, mais ne sont pas toujours aussi heureuses. La mort de Werther frise le grotesque, qui le fait courir d’un bout à l’autre du plateau en se laissant tomber çà et là, comme si, en ne voulant pas montrer la réalité du suicide, on cherchait à le symboliser sans aucune imagination. Dommage, car c’est à ce moment là que la tension dramatique est la plus forte dans la musique de Massenet, le décalage est flagrant.
L’orchestre, justement. On ne saurait faire grief à Jesús López-Cobos d’avoir du métier et de connaître son affaire. Il s’attache surtout à ne pas alourdir le pathos, à ne pas forcer le lyrisme de la partition, mais à marquer les contrastes, les brusques changements d’atmosphère, comme si nous étions dans la tête des personnages, leurs rêves et leurs orages intérieurs. Peut-être eût il fallu pour cela un orchestre moins brouillon au premier acte, et , ici ou là, des cordes plus appuyées. Et pourtant, l’intermède de la Nuit de Noël est particulièrement réussi. Mention spéciale pour les cuivres, rayonnants.
La distribution, unique pour l’ensemble des représentations, est inégale.
Le chœur d’enfants est remarquablement préparé et les comprimari tout à fait corrects. Le Bailli de Marc Barrard est irréprochable, stylé, à la fois plein d’autorité et émouvant, à la diction et à la projection impeccables.
Déception en revanche pour la Sophie d’Ekaterina Sadovnikova. Les mêmes fragilités qui ressortaient dans sa Gilda il y a quelques mois se retrouvent ici : fragilité dans l’émission, parfois peu audible malgré quelques aigus bien placés et fermes – notons toutefois que son français est très médiocre – elle ne parvient pas à rendre sa Sophie crédible. On ne croit pas vraiment à son « tout le monde est joyeux, le bonheur est dans l’air » et elle n’insuffle pas à son personnage toute la fraîcheur et la joie de vivre que sait y mettre une Anne-Catherine Gillet par exemple.
Jean-Luc Ballestra campe au contraire un Albert très crédible et de grande classe. Son beau baryton, très sonore, qui fait penser parois à Ludovic Tézier, se double d’une diction remarquable et d’un jeu certes un peu emprunté, mais pleinement adapté à la mise en scène : austère, sévère et même, finalement, impitoyable lorsqu’il vient assister, sans mot dire et sans un geste – sinon celui d’empêcher Charlotte de se suicider elle-même – , à la mort de Werther.
Veronica Simeoni incarne Charlotte pleinement, intensément, sans pathos excessif, mais avec une sensibilité très perceptible jusque dans le moindre geste, comme la gaucherie pleine de gêne avec laquelle elle tend la main à Werther pour le saluer. On ressent sa propre tension, ses propres déchirements. Ces qualités dramatiques peuvent s’appuyer sur une voix chaleureuse quoique moins marquée que pour d’autres titulaires du rôle. A l’aise sur toute la tessiture – peut-être davantage dans l’aigu que dans le bas registre néanmoins – elle semble parfois gênée par son français, correct sans plus.
Francesco Meli, enfin, est le grand triomphateur de la soirée. De fait, c’est un festival de nuances qu’il réalise, avec de remarquables pianissimi, mais aussi un déchainement de puissance impressionnant. Son « Pourquoi me réveiller » est emblématique de ces contrastes, plein de style et d’autorité, sans effort apparent, et pourtant, quelle présence ! Car contrairement à ce qu’il a pu montrer dans les derniers Verdi dans lesquels il est apparu à l’opéra de Rome, le ténor gênois incarne véritablement son personnage. Sa souffrance, sans excès ni lourdeur, se lit elle aussi sur son visage et dans ses gestes, mettant à nu tout son drame intérieur. « Toute mon âme est là ». Peut-être est ce aussi le cas pour Meli, qui finit la représentation visiblement éprouvé. Et nous, émus.