La salle est plongée brutalement dans l’obscurité, avec un bruit de disjoncteur qui saute. Chacun s’interroge, d’autant qu’une percussion irrégulière intrigue. Le rideau se lève : dans un gymnase, c’est, amplifiée, la frappe d’un ballon au sol. Un basketteur s’entraîne… Le décor est planté, le rythme, installé. Le prologue, à lui seul est un bonheur complet, qui ne se démentira jamais. L’œuvre était collective, même si le principal architecte en fut Leonard Bernstein. La fusion aboutie de son art, assorti de couleurs et de rythmes stravinskiens, du jazz et des musiques latinos, relève du miracle, et cette production nous le rappelle mieux encore que les West Side story filmés par Robert Wise puis par Spielberg. En effet, l’Orchestre symphonique de Mulhouse, sous la direction superlative de David Charles Abell, nous vaut un bonheur rare : les rythmiques complexes, les timbres et leurs mixtures se révèlent dans une éclatante beauté. Après le défi d’Un violon sur le toit, la formation confirme toutes ses qualités.
L’histoire est connue de cet amour impossible sur fond de rixes entre bandes rivales d’un quartier populaire. Alors que Spielberg, il y a un an, cantonnait l’intrigue dans un Upper West Side historique (West Side Story par Steven Spielberg : réalisme et virtuosité), Barrie Kosky en élargit la portée à notre univers, sans jamais en éluder la violente réalité, de la tentative de viol collectif au meurtre. Pour ce faire, il a rassemblé et anime une équipe où l’invention le dispute à la cohérence dans la réalisation du projet. Fidèle à ce qui sous-tend sa démarche artistique, il privilégie la lumière et les corps pour donner au geste, à la parole et au chant l’expression la plus juste. Ainsi le gymnase du début disparaît-il dans l’obscurité pour de nombreuses scènes, où quelques rares accessoires mis en valeur par les éclairages suffisent à esquisser le cadre de l’action : l’étal ambulant de fruits, un lit, une coursive où Maria attend Tony, deux échelles verticales, opposées. Ajoutez l’usage ponctuel du plateau tournant, et vous aurez là l’essence de cette réussite visuelle. Les éclairages surprenants et efficaces de Frank Evin n’ont rien à envier aux plus riches auxquels le grand spectacle puisse faire appel. La pertinence de leur usage les fait participer idéalement à la dramaturgie.
West Side Story © Klara Beck
Rien ne distingue les acteurs-danseurs-chanteurs des jeunes que l’on peut croiser dans les banlieues, sinon leur art. Car les tailles, les corpulences, les pigmentations de peau sont le reflet de leur diversité. Par contre, leur jeu dramatique, leur chant sont admirables, dès « Jet Song », que chantent Riff et ses amis. Chorégraphie et direction d’acteurs se combinent idéalement au point qu’il est impossible d’en déterminer précisément les limites respectives. Les corps, individuels, jeunes, athlétiques, séduisants, ou collectifs, sont au centre de la scénographie. La danse, véritable moteur du drame, est magistralement illustrée au travers des chorégraphies originales, exigeantes, survoltées, signées Otto Pichler. Fondées sur une observation minutieuse des comportements de cette jeunesse péri-urbaine, la gestique, les figures sont vigoureuses, chargées d’énergie comme d’expression.
Les dix-sept numéros de la partition sont unis par les dialogues et scènes collectives où chacun fait montre de ses talents dramatiques comme chorégraphiques. Evidemment, la douzaine de scènes chantées, et plus particulièrement les « tubes » vont retenir l’attention, voire captiver. Ainsi « Maria », après « Something’s Coming », permet d’apprécier le ténor Mike Schwitter, découvert à Toulon il y a peu (Lieutenant Cable, dans South Pacific). Son Tony n’est pas moins admirable, malgré les exigences accrues du rôle, la voix trouve toutes les expressions attendues, y compris dans ses aigus chantés piano, sans que le passage puisse être remarqué. Il en ira de même dans ses duos avec Maria, dont l’émotion est juste, poignante (« Tonight », évidemment, mais aussi « One Hand, One Heart », « Somewhere »), comme dans les ensembles. La Maria qu’incarne la soprano néo-zélandaise Madison Nonoa fait oublier Natalie Wood, ce qui n’est pas rien… En plus de ses duos avec Tony, « I Feel Pretty », avec Rosalia et les autres filles, et « A Boy Like That / I Have a Love », avec Anita (somptueux mezzo d’Amber Kennedy), son jeu comme son chant sont un constant régal. « America » est confié aux seules filles, en conformité avec le spectacle original. Et l’on ne perd pas au change : Anita, Rosalia (Valentina Del Regno) et leurs amies Sharks s’en donnent à cœur joie, et nous avec. Même si le chant leur est refusé, il serait injuste d’oublier les trois attachants comédiens qui campent Doc (Dominique Grylla), le Lieutenant Schrank (Flavien Reppert) et l’Officier Krupke (Logan Person). La scène de raillerie, à la critique acerbe et pertinente, où la justice et la police nous sont présentées au travers du regard des jeunes des quartiers, sera la dernière occasion de sourire. Attendu, le dénouement tragique intervient, extraordinairement bref dans sa brutalité, et met un terme au drame. L’émotion est intense et plus d’un spectateur, bien que connaissant fort bien l’ouvrage, aura discrètement sorti son mouchoir pour essuyer ses larmes. Les incessants rappels d’un public unanime, qui s’est dressé spontanément, lui permettent de communier longuement avec les tous les artistes.
Universelle est la portée du message de paix, d’ouverture, de fraternité et d’amour, de cette réalisation, et cette dimension se vérifie par l’éclectisme des publics auquel la réalisation s’adresse, de l’adolescent qui ignore tout de l’opéra au familier de nos salles lyriques. On cherche – sans vraiment trouver – un spectacle plus abouti, plus dense, plus fort, où absolument tout concourt d’une même voix à l’émotion, à la force et à la beauté. La pertinence du message n’en est que renforcée : sans vain discours, chacun quitte l’opéra le regard ébloui, le cœur gros, avec la conviction que le sacrifice de Tony n’aura pas été vain.
Pour un mémorable Violon sur le toit (2019), après un Pelléas et Mélisande discuté, Strasbourg, comme Paris et Dijon, avant Lyon et Aix-en-Provence, avait accueilli Barrie Kosky. Il aura fallu neuf ans pour que ce West Side Story magistral franchisse la frontière : soyons reconnaissant à l’Opéra national du Rhin de cette initiative, à laquelle on souhaite le plus large écho. Dix représentations sont encore programmées entre la capitale du Grand Est et Mulhouse : autant de possibilités d’en profiter, car il mérite pleinement le déplacement.