Un Voyage d’hiver tempétueux, hagard, dégingandé, échevelé…
Sur le papier, le mariage était intrigant : Maria João Pires et Matthias Goerne, la si délicate schubertienne, tellement menue qu’un souffle de vent l’emporterait, et au piano la lumière même, avec le grand baryton dramatique, monumental, proférateur sombre s’il en est. Cela méritait qu’on y allât voir. On ne fut pas déçu, mais d’autres le furent : « Ça ne fonctionne pas, il n’y a pas eu de fusion, ils ne sont pas ensemble, je ne suis pas entré(e) dedans… »
Au contraire, on fut saisi, touché, par la puissance presque sauvage de Goerne et par le désassorti de leur compagnonnage. Preuve à nouveau qu’on ne devrait jamais écouter les autres, notamment les autres critiques, à la sortie d’un concert. Mais rester seul avec son émotion. Surtout ne pas entrer dans le piège des comparaisons, les « il était mieux avec Untel… », les « je me souviens de… »
Prendre un concert tel qu’il est. Un chanteur à tel moment de sa vie, de sa voix… Lui faire crédit de ce qu’il donne (les vingt-quatre lieder de Winterreise, le cadeau n’est pas mince), avec tout le bagage de savoir qu’il transporte, et les lézardes que le temps dessine sur toutes choses. Et dans un tel cycle, dont le sujet est le passage du temps et le cheminement vers le terme du voyage, semblables blessures ne sont-elles pas l’esprit même de la musique ? Et le possible déséquilibre du duo, une richesse de plus ?
Les merveilles de Pires
Dès les premières notes au piano de Gute Nacht, tout Schubert est dans le toucher de Maria João Pires, ce mélange indicible de pudeur, de simplicité, de franchise, d’évidence, de rondeur. Et surtout le poids juste donné à chaque note, une manière d’avancer et de poser des accents dont on sent intuitivement qu’ils sont les bons aux bons endroits… Des accents qu’on ne se souvient pas avoir déjà perçus. Ce sentiment, on l’aura sans cesse au fil du concert, de découvrir des notes, des contrechants, de petites combinaisons, des petits riens qu’on n’avait jamais entendus. L’impression de notes trouvées. Et cette manière de varier chacune des reprises du thème de la marche…
Matthias Goerne à l’évidence n’a pas encore trouvé sa voix. Le timbre semble rugueux, blessé, le visage douloureux, préoccupé, et comme toujours il bouge sans cesse, s’agite, balaie du regard le plafond, les premiers rangs, semble chercher ses notes hautes dans les fresques délavées de la chapelle. Expression éperdue en accord avec les premiers mots « Fremd bin ich eingezogen – Étranger je suis arrivé »…
Et souvent comme Die Wetterfahne reviendra l’alternance presque brutale entre une violence héroïque, hirsute et grondante, et des allègements, des passages en voix mixte (ici sur Dach et sur laut). Comme s’il fallait pallier par l’exacerbation des contrastes, un surlignage des effets, l’érosion du velours de naguère.
Pires, elle, met en lumière tour à tour les notes piquées de Gefrorne Tränen, ou les vagues d’arpèges d’Erstarrung – donnant l’impression qu’elle veut imposer son tempo, mais que Goerne ne veut pas la suivre ; plus tard dans Der Lindenbaum elle suggèrera des échos en variant insensiblement la palette des timbres, tout en glissant d’impondérables ralentis, suggérant un appel d’oiseau par un jeu sur trois notes jamais mis en valeur avant elle, dirait-on.
La dentellière et le colosse
En effet, on a l’impression qu’ils ne jouent pas tout à fait le même jeu. Elle, toute en raffinements, lui ombrageux, violemment expressif, portant tout son poids de tragique… Si certains interprètes dosent savamment la progression du Wanderer vers l’inéluctable, Goerne s’immerge tout de suite et tout entier dans le drame. S’il s’essaie parfois à une manière de bonhomie, et presque d’ironie comme dans Wasserflut, très vite les duretés de la voix, ce timbre de rogomme dont il joue pour l’expression reviennent sans transition. Et les postludes que distille Pires toute en subtilités semblent vouloir faire contrepoids à ce grand théâtre expressionniste.
À combien de reprises aura-t-on envie d’arrêter la pianiste, de réentendre le prélude fatidique d’Irrlicht ou les contrechants acidulés qu’elle y débusque, ou tous ces préludes qui semblent tisser des liens entre Winterreise et la sonate en si bémol, ou la cavalcade éperdue de Rückblick, les guirlandes nostalgiques qu’elle fera se balancer sur « Ich traümte von bunten Blumen » dans Frühlingstraum…
Tout cela en arrière-plan du pathétique grandiose des « Mein Herz » d’Auf dem Flusse, ou de la violence de Rückblick, de notes parfois âpres, de la mélodie ascendante, très escarpée, de Rast, de douceurs retrouvées et qu’on n’espèrera plus, qui sembleront comme des incisions… De suavités inattendues, et alors comme dans Die Post, alors que Pires se fera trompettante à souhait, on croira voir l’apparition d’un double de Goerne : un vieil enfant rêveur et désespéré, un colosse éperdu, et le timbre soudain retrouvera un instant toute sa beauté, – émotion fugitive.
Parfois, oui, la voix semble ressuscitée, ainsi dans les douceurs de « Und hab’ mich sehr gefreuet » (Der greise Kopf) et dans cette manière supérieure de dire les mots, mais parfois tout semble décousu, déchiré, comme dans Letzte Hoffnung, où, sur les notes piquées du piano, la voix va jusqu’au cri, avant l’espoir du dernier vers, et alors sur le visage puissant on croit lire comme une prière.
Une seconde couche de pathétique
Ce n’est assurément pas de beau chant qu’on parlera. La voix de Goerne semble se démultiplier en plusieurs voix qui se raboutent assez mal. Au pathétique de Schubert, se superpose une seconde couche de pathétique, celui de ce timbre sur lequel le temps a fait son œuvre pernicieuse. À la douleur de Winterreise s’ajoute la souffrance qu’on croit entendre derrière une voix qui se fait grondante puis humble et contrite : dans Im Dorfe, le piano frémit, tremble lugubrement pour suggérer les chiens, leurs chaînes, l’angoisse, et la voix se sert de toutes les ruses apprises à l’opéra pour sonner tour à tour ample ou menue. Et toujours ces yeux qui semblent chercher partout, dans le regard des spectateurs médusés ou dans les lambris du plafond, on ne sait quelle issue.
Tout semble s’immobiliser pour Das Wirthaus, cette auberge ambigüe qui se confond avec un cimetière. Le prélude se ralentit à l’extrême, tout semble suspendu comme au début de la sonate D. 960, Pires suggère le dénuement, l’hébétude, une brume incertaine et Goerne l’aspiration à mourir. Il y a de la grandeur dans l’expression de ce désespoir, comme il y aura une manière d’héroïsme bravache dans la chanson au bord de la tombe qu’est Mut ! (Courage !).
Lasciate ogni speranza
Le dénouement est proche et le dénuement extrême. C’est le moment où l’on est au-delà du chant. Le piano sonne comme un glas dans l’énigmatique Die Nebensonnen, la voix se détimbre pour suggérer l’épuisement de toute espérance, le colosse n’est plus que douceur, compassion, fraternité. Pires trouve des couleurs inédites pour faire entendre l’aigreur de la vielle du Leiermann, et quelle fragilité dans la manière dont Goerne implore le « Wunderlicher Alter ».
Testamentaire, cette lecture de Winterreise ? Le mot traverse l’esprit un instant, pendant le long silence qui suit les derniers appels du piano. Puis dans le tintamarre des applaudissements s’entendra l’urgence de briser une angoisse étouffante.