En ce premier soir de couvre-feu, l’Opéra de Rennes propose un Winterreise chorégraphié par Angelin Preljocaj. Pour Matthieu Rietzler, le directeur de l’institution qui prend la parole avant le lever de rideau, cette représentation relève « d’un petit miracle » : celui d’une série annulée au printemps dernier pour cause de confinement et reprogrammée, petit miracle du travail des danseurs, parvenant à se plier à des protocoles complexes. Petit miracle enfin de ces deux représentations aux horaires covid compatibles…
C’est le Teatro alla Scala de Milan qui a eu la magnifique idée de commander ce spectacle dans le cadre d’un cycle de créations alliant danse et musique de chambre. Le chorégraphe dit s’être laissé imprégner par la musique, délaissant l’illustration au profit de l’évocation, cherchant la « résonance entre la danse et la musique, de la même manière que Schubert lui -même ne cherche pas de correspondance étroite entre texte et expression musicale. ». Il ajoute une poignante poésie visuelle à celle des Lieder superbement interprétés par Thomas Tatzl.
Winterreise © Brescia e Amisano Teatro alla Scala
Le chanteur autrichien en propose une version à la fois dense et retenue. Un demi-sourire flotte sur ses lèvres dès le premier Lied, colorant son Gute Nacht d’une ironie douce-amère qu’il convoque à plusieurs reprises au cours du cycle : le voyageur ne semble pas dupe de ses émotions. L’émission est franche, bien ancrée, les graves verticalisés, le timbre riche et charnu, le legato caressant. Quelques aigus se révèlent très légèrement tendus, comme dans Gefror’ne Tränen, mais ce n’est qu’un détail ; la diction ciselée jubile en consonnes percussives, voyelles pleines et finales précises, même lorsque le texte se fait très exigeant en terme d’articulation, comme dans un Rückblick notoirement vivant.
Surtout, dans cette œuvre au noir où se dissout son être, Thomas Tatzl incarne le voyageur avec une suprême élégance, une palette émotionnelle aussi riche que raffinée, de la puissance rageuse d’un Stürmische Morgen, au renoncement déchirant du Leiermann en passant par l’expressivité douloureuse d’Einsamkeit.
Il est en parfaite osmose avec le pianiste James Vaughan qui accompagne d’une écoute fine et sensible, s’impliquant pleinement dans un Irrlicht tout en délicatesse ou encore des Nebensonnen éblouissants.
Ce travail remarquable ne tient pourtant pas le centre de la scène ; les deux artistes sont installés dans la fosse d’orchestre puisque c’est la danse qui s’épanouit sur le plateau, comme la projection d’une intériorité torturée. Angelin Preljocaj se joue de la grammaire de la danse classique avec la virtuosité dont il est coutumier pour composer une fresque intense, sensible et pourtant non dénuée d’humour, comme dans Im Dorfe où défilent des villageois zombies ou encore dans Die Post, où de simples feuilles noires figurent à la fois la lettre n’arrivant pas, le cœur torturé qui l’attend mais permettent également à chaque danseur d’examiner avec intérêt la radiographie de son partenaire. Car même le chagrin le plus noir n’est pas monolithique, à l’exemple des costumes crées par le chorégraphe qui jouent des noirs mats et brillants en justaucorps minimalistes, en pourpoints de contes de fées ou en larges jupes japonisantes, comme de toutes les couleurs de l’automne.
Angelin Preljocaj a trouvé une alliée de choix en la personne de Constance Guisset, designer d’objets mais également scénographe d’expositions (au MAD, au Musée du Quai Branly) et de spectacles. Un compagnonnage privilégié l’unit au chorégraphe pour lequel elle avait déjà réalisé les scénographies du Funambule en 2009, des Nuits en 2013 ou encore de la Fresque en 2017. Elle convoque ici des images puissantes à l’exemple de ces cendres noires qui recouvrent le plateau et se font neige lorsqu’elles tombent des cintres dans les superbes lumières d’Éric Soyer. Tout n’est plus que cendres dans le paysage intérieur du voyageur et pourtant, musique et danse y tissent la délicatesse infinie des intermittences du cœur : les figures féminines naissent des cendres pour mieux y retourner, deviennent pantins entre les mains de leurs partenaires, tels des souvenirs obsessionnels que l’amant délaissé convoquerait sans fin. De magnifiques duos sont doublés par des individus esseulés mimant les même gestes mais n’étreignant que le vide…
Comme l’écrit Marguerite Youcenar dans son Œuvre au noir, ce Winterreise propose de « dilater le cœur humain à la mesure de toute la vie ».
Rennais, nantais et avignonnais pourront retrouver Thomas Tazl dans une nouvelle production de Fledermaus de J. Strauss au printemps prochain, tandis qu’il est à souhaiter que Winterreise puisse poursuivre sa tournée en novembre à la Grande Halle de la Villette à Paris ainsi qu’à l’Opéra Royal du Château de Versailles puis à Rouen, Mulhouse, Reims, Créteil et Marseille l’an prochain.