Krzysztof Warlikowski revient à Berg au Dutch National Opera d’Amsterdam quelques années après avoir signé une production emblématique de Lulu à la Monnaie de Bruxelles. Le regard perçant du metteur en scène polonais, toujours prompt à disséquer nos sociétés et leurs démons en même temps qu’il s’auto-analyse, ne pouvait trouver qu’un terreau fertile dans le drame de Franz Wozzeck et de sa concubine Marie. Se rappelant sa propre jeunesse à Szczecin et les racontars autour d’une fille-mère, il déplace la focale du spectacle. Le regard de l’enfant naturel du couple nous y introduit : avant que la musique de Berg n’emplisse l’espace, des couples de danseurs enfants se disputent dans un tournoi comme on pourrait en voir aux Etats-Unis. Seul le rejeton de Wozzeck est sans partenaire, déjà exclus. Ce gamin hantera la scène, témoin involontaire de l’engrenage infernal qui broiera ses parents. Si le regard change, Krzysztof Warlikowski suit, comme à son habitude, le livret à la lettre… tout en superposant des chemins de traverse. On retrouve donc ce qui fait sa griffe : univers du cirque, de la danse, du cabaret, Mickey et Minnie sans oublier les fameuses pissotieres ; le tout baigné dans un décor (Malgorzata Szczesniak) des lumières (Felice Ross) et des vidéos (Denis Guégin) envoûtantes. L’intelligence du propos et de la direction d’acteur n’ont d’égales que les images aussi belles que glaçantes confectionnées par l’équipe technique. Le finale les résume toutes : ce gamin paria qui ne sait dire que « hop hop » jette à l’eau un à un les organes d’un mannequin d’anatomie laissé là par le Docteur. Indifférent à ses parents qui gisent à quelques mètres, Jacob Jutte (l’interprète confondant du bambin) prend l’étrange figure d’une Médée inversée, vengé de ses géniteurs, seuls responsables des sévices qu’il subit.
© Ruth Walz
Mal attifé, cheveux blonds longs et gras, Wozzeck se présente moins au bord de la folie qu’en adolescent attardé. Un être mal dans sa peau et à la violence intériorisée avec qui Christopher Maltman fait corps. Le baryton lui confère une voix autoritaire assise sur un médium autant volumineux que noir, à laquelle il ne manque qu’un soupçon de folie. Perruque rousse qui rappelle quelque peu Julianne Moore (le cinéma n’est jamais loin dans le travail de Krzysztof Warlikowski), Eva-Maria Westbroek embrasse Marie de son timbre charnu et voluptueux. Surtout elle rappelle qu’entre les mains d’un homme de théâtre, elle sait magnétiser l’œil autant que l’oreille. Son mari à la ville, Frank van Aken joue ce soir le rôle de l’amant, un tambour-major peut-être un rien en mal de volume. Jason Bridges (Andres) et Marcel Beekman (le capitaine) développent tous deux de belles lignes musicales, tout en respectant le sprechgesang des rôles. Enfin Willard White transformerait presque le Docteur en Commandeur tant la voix et le charisme sont impérieux.
En fosse c’est un Orchestre Philarmonique des Pays-Bas malléable que Marc Albrecht fait naviguer. Incisif et mordant quand il le faut, notamment dans le climax du dernier interlude, le chef sait aussi faire fourmiller les détails et construire des ambiances à l’image de celles en scène. Il s’appuie pour cela sur la douceur de la harpe, des percussions qui savent se faire discrètes et des violons soyeux.