David McVicar, à qui l’on doit la mise en scène de ce Wozzeck, l’affirme et tient promesse : il s’agit d’un « cri urgent pour plus de compassion ». Familier ou non de l’ouvrage, on sort bouleversé. Tout y concourt : une distribution de haut vol, sans faiblesse, servie par une mise en scène d’anthologie. Cette création européenne de la production réalisée en novembre 2015 pour le Lyric Opera de Chicago, ici confiée à Daniel Ellis, se signale par son intelligence et sa prise en compte scrupuleuse des indications scéniques. Pour avoir du souffle, la réalisation n’en est pas moins extrêmement fouillée. Tout fait sens. N’était l’émotion forte à laquelle nul ne peut échapper, on se contenterait de tourner les pages de ce beau livre d’images, toujours justes, parlantes, servies par des éclairages judicieux. Pour autant, l’œil n’est jamais distrait du jeu des acteurs.
Visible dès l’entrée en salle, toujours présent, même occulté, un imposant cénotaphe nous donne la mesure du temps, des hommes broyés par la « grande » guerre. Le large cadre scénique, panoramique, se module ingénieusement dans les trois dimensions. La hauteur et la profondeur sont réduites par deux étroits rideaux coulissant latéralement. Les invraisemblables accessoires, authentiques (la baignoire à roulettes de la première scène) comme fantastiques (le fardier auquel est attelé Wozzeck, les appareils du cabinet du Docteur, avec cette pupille grossissante qui nous défie, la voiture du Capitaine) sont autant de trouvailles bienvenues. Les costumes s’accordent idéalement aux personnages, du Capitaine, au casque à pointe, au Tambour-Major, roux, en veste bleu horizon, en passant par la pianiste en turban à plume des années folles. Les humbles ne sont pas moins caractérisés. Y compris dans les scènes les plus dépouillées, c’est toujours un régal pour l’œil. Ajoutez à cela une excellente direction d’acteurs, où tout est vrai, juste, réglé au millimètre, et vous aurez déjà pris conscience du caractère exceptionnel de cette production.
Pour David McVicar, Wozzeck est un pur, une âme simple, soumise, superstitieuse, broyée par un environnement sordide. Intensément humain, il n’est pas ce fou halluciné qui sert de cobaye au Docteur. Son amour, son besoin d’amour sont essentiels, comme sa solitude, ses incompréhensions. « Il porte tout le poids du monde sur ses épaules, tourmenté, opprimé, oppressé », « le sadisme des autres le plonge dans la démence » nous dit le metteur en scène. Ce ne sont pas tant le meurtre de Marie puis le suicide de Wozzeck qui constituent l’aboutissement, quelque horreur qu’ils portent, mais la promesse de transmission de sa pauvre condition à son fils, dans la scène ultime, après le bouleversant interlude en ré mineur. Vision cohérente, d’une grande fidélité au livret, si dense malgré sa brièveté.
© Carole Parodi
La distribution est homogène, sans la moindre faiblesse. Servis par des moyens vocaux hors du commun, le Capitaine, le Docteur et le Tambour-Major sont d’une vérité dramatique évidente, sans tomber dans la caricature. Les humbles, Wozzeck, Marie, Andres, Margret, ternes dans leur costume, n’en sont pas moins bien servis. Il en va de même des petits rôles (les deux apprentis, le fou) dont les brèves et ponctuelles interventions sont remarquables. Mark Stone est un Wozzeck puissant, souple, la voix sait se faire humble, mais aussi incisive, projetée, volontaire. Comment la rossinienne Jennifer Larmore allait-elle chanter Marie ? Féminine sans sensualité, âme simple, au caractère bien trempé cependant, robuste, on a connu des Marie plus tendres, plus émouvantes, mais le personnage est bien campé, vraisemblable. La berceuse ne nous attendrit pas vraiment, par contre la scène (II-1) où elle mêle son admiration pour les boucles d’oreille à des bribes d’une chanson populaire qu’elle entonne pour son fils est particulièrement réussie. L’intensité vocale et dramatique, du parlando au chant, est indéniable. Les moyens sont bien là.
Les personnages du Capitaine, du Docteur et du Tambour-Major sont exceptionnels. Ainsi les deux scènes réunissant les deux premiers constituent des réussites absolues. Stephan Rügamer (le Capitaine), ténor allemand – qui sera de nouveau le Capitaine à l’Opéra de Paris en avril-mai prochain – est l’homme de la situation. Voix sonore, qui sait se faire tyrannique, insinuante, perverse. Le Médecin de Tom Fox, baryton américain trop rare en France, est superbe d’autorité vocale. Sa suffisance, son indifférence à autrui, considéré comme objet d’expérimentation, nous fascinent comme elles soumettent Wozzeck et le Capitaine. Leur rencontre (II-2) est un morceau d’anthologie, servi par une mise en scène stupéfiante. Avec le pauvre Wozzeck, les insinuations, chantées ou mimées, sont autant de blessures dont nous partageons la douleur. L’orchestre a-t-il jamais été mêlé aussi intimement à l’action ? Le Tambour-Major, coq prétentieux, vaniteux, violent est Charles Workman. Excellent comédien, le ténor américain ne manque ni de panache, ni de puissance vocale. Son chant est sonore, solidement charpenté. Tansel Akzeybek est Andres, la ligne est belle, le timbre clair, lumineux. Voix attachante que l’on aimerait écouter dans Mozart. Dana Beth Miller joue (sprechgesang) et chante Margret. La mezzo américaine est impressionnante. On regrette que le rôle nous offre si peu l’occasion de l’apprécier (« Ins Schwabenland… ». Il en va de même des trois autres petits rôles, tous remarquables.
Les chœurs sont si intimement tissés avec la trame orchestrale, si étroitement liés à l’action, qu’on oublierait de les mentionner. Ceux du Grand-Théâtre, bien sûr, dont le Chasseur du Palatinat reste en mémoire, mais aussi le chœur d’enfants de la scène finale. Familier de la musique du XXe siècle, Stefan Blunier dirige pour la première fois à Genève. Il communique toute son énergie à un Orchestre de la Suisse Romande pleinement engagé, jeune, réactif. La direction est très détaillée, attentive à chacun, elle cisèle, sculpte mais aussi conduit de formidables progressions, alliant une clarté pointilliste aux effluves plus ou moins vénéneuses d’un expressionnisme qui s’assume pleinement. La force dramatique est extraordinaire, amplifiée par une acoustique d’exception. Le provisoire Opéra des Nations, tout de bois, offrant un confort auditif et visuel exceptionnel, pallie le Grand-Théâtre, en réfection. C’est un bonheur décuplé de se trouver dans cette vaste caisse de résonance, odorante.
Faute d’avoir la chance d’assister aux dernières représentations, vous pourrez écouter ce Wozzeck, diffusé dans l’émission A l’opéra de la RTS Espace 2, le samedi 25 mars à 20h.