Près d’un an et demi après sa création, Written on Skin arrive à Paris, accompagné d’une redoutable réputation de meilleure création lyrique depuis dix ans, vingt ans ou même un siècle, et l’on s’en voudrait presque de ne pas partager totalement l’euphorie entourant l’œuvre. Pourtant, et quitte à être la seule voix discordante, on voudrait ici émettre un certain nombre de nuances, tout en exprimant une opinion largement favorable. Sur l’œuvre proprement dite, il n’est pas interdit d’espérer que, après ce coup d’essai (Into the Hill en 2006 n’était qu’un bref opéra de chambre), George Benjamin puisse encore aller plus loin dans son exploration du genre : sa volonté de rendre le texte constamment intelligible est éminemment louable, mais il est permis de penser que le chant reste un peu trop souvent bien proche du parlé, malgré de magnifiques passages comme par exemple la scène initiale, où les Anges exposent le principe du retour plusieurs siècles en arrière, comme la scène du rêve du Protecteur, où les mêmes Anges susurrent le contenu de ces visions nocturnes, ou surtout le superbe monologue final, où la voix du contre-ténor se marie à l’harmonica de verre pour un effet magique. De manière générale, après un acte d’exposition assez passionnant, le deuxième semble caractérisé par un relatif fléchissement, que rattrape tout à fait le troisième, particulièrement dense sur le plan musical. Le livret de Martin Crimp a l’immense avantage d’être un authentique texte dramatique, qui suscite d’emblée l’intérêt et le soutient jusqu’au terrible dénouement, avec de véritables personnages auxquels le spectateurs peut s’identifier, la mise à distance des incises (les divers « dit le Garçon », « dit la Femme », prononcés par les personnages eux-mêmes) apparaissant en fin de compte presque comme un détail, même si c’est un aspect sur lequel on a beaucoup glosé et sur lequel s’appuie en partie la mise en scène. Quant à la production de Katie Mitchell, justement, si encensée qu’elle ait pu être, on peut se demander si l’opéra ne serait pas mieux servi pas une visualisation tout autre. Certes, le transfert dans une salle aux proportions bien différentes a imposé des modifications : le décor, très large, se retrouve amputé sur les côtés (plus d’escalier que gravit Agnès pour aller se jeter du haut d’un balcon), mais quoi qu’il en soit, il ne se passe pratiquement rien dans la partie supérieure, et l’action est concentrée dans un espace assez restreint, seuls les Anges-figurants effectuant quelques allées et venues assez superflues entre les deux espaces qui leur sont dévolus. Par ailleurs, il fallait sans doute souligner l’opposition entre « l’aujourd’hui et le jadis », comme dit Katie Mitchell, mais était-il nécessaire pour cela de vêtir les personnages médiévaux de guenilles crasseuses ? fallait-il loger le riche Protecteur dans un intérieur aussi sordide ? Written on Skin vient de connaître à Bonn une production assez différente, qui utilisait davantage la verticalité de la scène (voir notre article « Cinq clés pour Written on Skin »), et peut-être d’autres images viendront un jour se substituer à celles de la mise en scène originale.
La distribution entendue à Paris est presque la même qu’à Aix, mais ce presque introduit un changement de taille. Iestyn Davies chante admirablement, de son entrée très remarquée sur le mot Erase (« Effacez ») jusqu’au monologue qui conclut l’opéra, sa voix est sonore et sa diction excellente, mais il n’a pas l’inquiétante présence scénique de son confrère Bejun Mehta, dont le magnétisme dut contribuer au succès des représentations aixoises. Pour le reste, on ne peut qu’adresser des éloges aux autres artistes : Christopher Purves est extraordinaire dans la brutalité d’un personnage fondamentalement abject, tandis que Barbara Hannigan livre une fois de plus une composition des plus frappantes, dans ce parcours qui la mène du statut d’épouse opprimée à celui de femme torturée qui choisit la mort par fidélité à son amant. Tous deux incarnent leur personnage avec une conviction stupéfiante, un jeu d’acteur étudié dans le moindre détail. En entendant le ténor Allan Clayton, on regrette que l’Ange 3 ait aussi peu à chanter, tandis que Victoria Simmonds s’intègre parfaitement à l’équipe qu’elle a très vite rejointe même si elle n’était pas l’Ange 2 lors de la création aixoise. Pour la suite des événements, on sait que Martin Crimp et Georges Benjamin prévoient ensemble une troisième collaboration, mais en août dernier, ils ne savaient encore que ce qu’ils ne voulaient pas faire ; on attend avec curiosité et intérêt de savoir ce qu’ils auront finalement voulu faire…