Un spectacle monté par Stefan Herheim ne laisse jamais indifférent, tant le metteur en scène allemand est capable d’éblouir par la cohérence de ses propositions. S’il lui arrive de dénaturer une œuvre (comme c’était le cas de la Roussalka récemment reprise à Lyon), jamais il ne pèche par paresse intellectuelle. Pour Serse, il offre un fascinant hommage au monde de l’opéra du temps de Haendel, avec ses castrats-stars et ses crêpages de chignon entre sopranos rivales, avec ses costumes empanachés et ses toiles peintes. Le spectacle se déroule entièrement dans un théâtre du XVIIIe siècle, tantôt sur la scène, tantôt dans les coulisses (une vingtaine de machinistes, en costume d’époque, s’affairent en partie sous nos yeux pour changer les décors), et c’est un va-et-vient systématique entre la vie publique et la vie privée des chanteurs, telle qu’a pu notamment la montrer Hogarth, avec toute la truculence inconvenante que cela suppose. Non sans complaisance parfois, avec diverses formes de copulation exhibées (dont une scène un peu scabreuse entre Elviro et un figurant-mouton), mais après tout, cet opéra fait du roi perse et de son entourage un groupe d’individus exclusivement préoccupés de leurs petites intrigues amoureuses, et l’on sait par ailleurs que les castrats faisaient l’objet de toutes les convoitises sexuelles. Difficile de faire la fine bouche devant le jeu de mot « Xerxes / Sex Rex », alors que le héros, dont l’organe conquérant est présenté comme dans un ostensoir, possède Amastre sans l’avoir reconnue pour sa promise. Certains gags sont dignes d’un dessin animé de Tex Avery, comme lorsque Atalanta propose au héros diverses méthodes pour tuer Romilda.
A l’alternance constante entre « théâtre » (la représentation d’un opera seria) et « réalité » (les querelles entre artistes) s’ajoutent un jeu entre la fosse et le plateau – les chanteurs apostrophent le chef, lui adressent des signes de connivence ou descendent embrasser les instrumentistes – et entre l’italien et l’allemand. En effet, cette coproduction a d’abord été conçue pour le Komische Oper de Berlin, où l’on ne donne les opéras qu’en traduction, avant de venir à Düsseldorf en 2013, pour y être reprise cette année. Le livret est donc en allemand, mais avec un certain nombre d’airs maintenus en italien, notamment « Ombra mai fu », sans que la nécessité du retour à la langue originale soit toujours bien évidente, toutefois.
A Berlin, Konrad Junghänel dirigeait déjà, mais l’orchestre d’instruments modernes du Komische Oper. Pour le transfert de cette production à Düsseldorf, une première plus-value est à noter : il a été fait appel à un ensemble jouant sur instruments anciens, le Neue Düsseldorfer Hofmusik, à l’effectif suffisant pour sonner dans une salle aussi vaste que celle du Deutsche Oper am Rhein. Sans y mettre peut-être sa griffe personnelle autant qu’il a pu le faire dans les œuvres de Bach, par exemple, Konrad Junghänel dirige avec allant une partition qui, malgré un livret « comique », n’en inclut pas moins plusieurs airs où l’émotion sincère touche l’auditeur. Deuxième plus-value : alors que Berlin proposait deux chanteuses dans les rôles de Serse et d’Arsamene, Düsseldorf offre le rôle-titre à un contre-ténor (mais, peut-être pour des raisons de vraisemblance scénique, Arsamene, créé en 1738 par une femme, est ici également confié à une voix masculine). Valer Sabadus s’amuse follement à tenir le rôle du castrat-vedette un peu ridicule, mais l’air célébrissime par lequel s’ouvre l’œuvre le cueille un peu à froid. Les sons filés sont fort beaux, mais le volume sonore n’y est pas tout à fait. Au fil de la soirée, la voix semble gagner en puissance, et la virtuosité lui sied peut-être mieux que le fameux largo initial. Son « frère » Terry Wey est doté d’un timbre plus percutant mais sans doute moins séducteur car plus nasal. Pour les deux sœurs, on aurait pu penser que leurs timbres seraient très proches en apprenant que la titulaire de Romilda a beaucoup chanté la Reine de la nuit. En réalité, Heidi Elisabeth Meier est tout sauf une machine à suraigus, elle révèle une voix aux très belles couleurs dans le médium, qui n’est pas sans rappeler celle de Véronique Gens, et campe une superbe Romilda. Sa « sœur » Anke Krabbe, Pamina sur cette même scène il y a quelques mois, a plus le profil de la soubrette, mais sans rien de pointu néanmoins, et sa composition scénique est des plus réjouissantes. Seule déception, l’Amastre de Laura Nykänen : le timbre est riche, on s’en rend parfaitement compte dans son dernier air, mais dès qu’il lui faut aborder des passages virtuoses (c’est-à-dire neuf fois sur dix), le volume se perd et devient totalement confidentiel, au point d’être couvert par l’orchestre. Torben Jürgens est très bien en Ariodate benêt malgré ses jolis graves, mais l’on remarque surtout la performance cocasse de Hagen Matzeit, mi-baryton mi-contre-ténor comme le justifie le travestissement d’Elviro en marchande de fleurs. Pour le final, le choeur du Deutsche Oper am Rhein, très sollicité en tant que figurants tout au long de la représentation, chante en tenue de ville moderne, tandis que le décor se défait, révélant le fond de scène et les projecteurs, parachevant une bien divertissante réflexion sur l’illusion théâtrale.