Au Festival de Saint-Céré, en alternance avec Un soir de réveillon, de Moretti (Quand on est vraiment amoureux…), les Brigands proposent Yes !, dont le succès, en 1928, ne fut pas moindre. Maurice Yvain, dans ses souvenirs rassemblés sous le titre « Une belle opérette », rappelle les circonstances de création de l’ouvrage : « René Pujol, sympathique Bordelais déjà très connu en tant que scénariste de films, avait, avec Willemetz, tiré une comédie musicale d’un roman de Pierre Soulaine : Totte et sa chance. On me proposa d’en composer la musique. La commande était pressée ; nous étions en novembre 1927, un tour était prévu dans les premiers jours de janvier 1928. L’ouvrage fut terminé en un mois. L’originalité de cette partition résidait dans son écriture. Elle était conçue pour deux pianos. Wiener et Doucet m’avaient convaincu de la possibilité de remplacer l’orchestre par un tel attelage. Deux virtuoses : Léon Kartun et Raffit furent les artisans du grand succès de Yes !, nouveau titre de la pièce ». Après la seconde guerre mondiale, Yes ! tomba dans l’oubli, jusqu’à ce que Tours, il y a vingt ans, ose la reprogrammer. En fonction des destinations, des salles et des publics, Yvain l’avait orchestrée, retravaillée, ajoutant ici et là tel ou tel numéro, ce qui justifierait si besoin était la réécriture qui nous est offerte par les Brigands. La version de ce soir a été donnée à L’Athénée en novembre 2019, et Jean-Marcel Humbert nous en a laissé le compte-rendu (Oui ou non ?), auquel chacun pourra se référer, d’autant que la distribution vocale en est rigoureusement semblable. La tournée fut annulée à la suite de la pandémie, mais renaît maintenant.
Une pièce de boulevard, emblématique des années-folles, où l’action rebondit sans cesse, que pimentent généreusement le swing et des couleurs exotiques, tout est réuni pour une soirée réussie. Gavard, parvenu roi du vermicelle, impose à son rejeton, tout aussi débauché que son père, d’épouser une riche héritière du Pérou. Avec la complicité de sa maîtresse et de son cocu de mari, le jeune Maxime y échappe en entraînant à Londres, puis au Touquet, sa manucure pour un mariage blanc. Mais les tourtereaux se prennent au jeu et rien ne se passe comme prévu.
Avec ce vaudeville déjanté, on est déjà dans l’esprit de la comédie musicale, en conjuguant l’énergie du swing au parfum de Paris. Honegger aimait « l’invention spontanée et l’allure de cette musique », précisant : « un finale d’Yvain, c’est ficelé comme une finale de Haydn. Ce petit musicien est un maître ». En effet, en dehors de la trame de l’histoire, ce sont les lyrics d’Albert Willemetz et les ensembles de Maurice Yvain qui font le prix de l’opérette. Les chansons sont incroyablement variées, idéalement adaptées aux personnages et aux situations, faussement simples, entendons par là d’une subtilité et d’une richesse harmonique peu communes (*). Le sextuor et les finales, amplement développés, participent à l’action où chacun, avec une verve joyeuse, développe sa ligne ou se joint aux tutti.
On comprend mal la sonorisation avant le spectacle (échos d’un orage assorti de chute de pluie) si ce n’est sa fonction rafraîchissante en ce temps caniculaire. En fond de scène sur des affiches résumant l’époque (Ballets russes au TCE, Mussolini, publicité de compagnie aérienne) sont suspendus des sous-vêtements féminins, colorés, en relation avec la débauche triste des corps plus ou moins dénudés, épuisés, où Totte, la manucure, et Roger, le coiffeur, vont chercher leur client, Maxime. La mise en scène s’organise autour d’un podium circulaire où trône un piano, cachant un autre instrument, rendu visible au second acte, puisque le praticable se scinde alors en deux, entre lesquels un hamac est suspendu, où Totte et Maxime filent le parfait amour au Touquet, face à la mer. Le dernier acte nous ramène dans un décor comparable à celui du premier. N’étaient la laideur et la vulgarité du premier acte, la réalisation visuelle et dramatique n’appelle que des éloges. Accessoires, costumes, maquillages, direction d’acteurs, chorégraphies (y compris un numéro de claquettes du coiffeur-artiste de music-hall) participent pleinement à la réussite du spectacle. Cependant, on était en droit d’attendre davantage de la « grâce gouailleuse » et leste qui fit le succès de l’ouvrage. Si des gags sont réussis (dès le début, lorsque le pianiste quitte son clavier, et que l’accompagnement se poursuit, joué par son alter ego sur l’autre piano, qui lui fait dos), nombre de jeux de mots tombent à plat, et c’est bien dommage car le texte en fourmille, et la qualité des acteurs, réelle. La légèreté, la poésie et l’émotion sont chichement mesurées.
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Outre l’équipe technique, on retrouve Paul-Marie Barbier, qui dirige ses complices musiciens, et trois des principaux chanteurs d’Un soir de réveillon. Commençons donc par eux. Ce soir, l’excellent ténor Flannan Obé incarne avec brio Roger, le coiffeur-chanteur. Le comédien n’est pas en reste. Gavard père, le roi des pâtes alimentaires, est Eric Boucher, voix solide (« le roi du vermicelle »), comédien talentueux. Enfin, Emmanuelle Goizé se métamorphose en Marquita Negri, fabuleuse comédienne, danseuse, à la voix aussi exotique que sa tenue, à l’incroyable tessiture d’une oubliée Yma Sumac. Dès son apparition au deuxième acte, elle enflammera l’action et les cœurs, d’un tempérament hors normes.
Seul personnage à conserver sa fraîcheur dans ce monde dépravé, Totte, la manucure est confiée à Clarisse Dalles. Elle est servie par une voix réjouissante, remarquablement conduite. Ses trois chansons et deux duos (particulièrement « A Londres », avec Maxime) sont autant de moments de bonheur. Autre excellent chanteur, le baryton Mathieu Dubroca, qui nous vaut César, le valet de chambre stylé qui se double d’un ardent militant communiste, candidat à la députation dans le XVIe… Une voix (belle « Valse de l’Adieu ») et un jeu exemplaires. Maxime, l’héritier noceur, est Célian d’Aubigny, outre sa tenue le plus souvent dénudée, on se souviendra de son « Ou, ou » du deuxième acte. Des Saint-Aiglefin, Lucette, amante de Maxime , est confiée à Anne-Emmanuelle Davy, dont le mari naïf et complaisant est le beau baryton Gilles Bugeaud. En automobilistes, avec Maxime, le trio « Il faut chercher » est un bijou. On préfère Caroline Binder en Lady Winchester qu’en Clémentine, la bonne en recherche d’emploi, composée vulgaire et repoussante, avant de se faire journaliste, annonciatrice du krach boursier (Arletty avait créé le rôle). Dans tous les cas une capacité singulière à camper des personnalités si différentes.
Rire et sourire sont souvent sollicités. Signalons ainsi l’introduction de Loulou, devenue Lady Winchester poussant le fauteuil roulant de sa momie de mari, moment qui nous vaut une parodie savoureuse du God save the King… Le renouvellement de l’instrumentation, étroitement liée à chaque situation, n’appelle que des éloges. « Ainsi, charmantes choses », que chante Totte, est accompagné par une, puis deux guitares, avec la contrebasse, à laquelle s’ajoute la flûte. Plus singulier et rare, encore, l’emploi du thérémine, inventé peu auparavant (**).
N’étaient les réserves relatives à la vulgarité délibérée du premier acte comme à l’incarnation outrée de Clémentine dans son premier emploi – encore qu’elle en recherche un – le spectacle, rondement mené, est un divertissement de qualité, servi par des comédiens-chanteurs-instrumentistes talentueux, qui ravira bien des publics.
(*) Dame Felicity Lott n’hésite pas à les insérer dans ses récitals
(**) le tout premier instrument de musique électronique, de 1920.