Comparaison n’étant pas raison, nous nous abstiendrons de mettre en perspective les deux distributions de la reprise de Lucia di Lammermoor à l’Opéra de Paris. D’abord parce que nous n’étions pas dans la salle le soir de la première et que nous ne voulons pas bâtir notre argumentation sur des suppositions ; la critique est déjà suffisamment subjective. Parce qu’ensuite cette deuxième représentation, victime d’un mouvement de grève s’est faite sans mise en scène. Si contestable soit l’approche d’Andrei Serban, nous sommes persuadé qu’elle reste préférable au simulacre auquel s’emploient malgré eux les chanteurs costumés afin de donner au public l’illusion du théâtre.
Le regard peu sollicité, l’attention se focalise sur la musique. Commençons par écarter la direction sans relief de Maurizio Benini et un orchestre qui ne brille que par ses solistes – la harpe, le hautbois et bien sûr dans la scène de folie, la flûte moins étrange mais tellement plus sensible que l’harmonica de verre. Les décalages et les dérapages déjà relevés par Jean-Michel Pennetier le soir de la première ne sont pas encore tout à fait évités, même s’ils semblent se réduire en seconde partie. Rangeons-nous globalement à l’avis de notre confrère pour ce qui concerne les rôles communs aux deux distributions. Cornelia Onciou est effectivement une Alisa sonore, au contraire du Normanno d’Eric Huchet, couvert par les chœurs lors de ses rares interventions. Alfredo Nigro étrangle les quelques phrases qui sont dévolues à Arturo et Orlin Anastassov est un Raimondo si slave qu’on dirait Boris Godounov égaré chez Walter Scott.
Une fois mentionné l’Enrico de Georges Petean dont la voix, dépourvue de l’ampleur et de la noirceur requises par le rôle d’Enrico, vaut surtout par la hauteur de l’aigu, venons-en au fait, à ce qu’attend de savoir le lecteur, déjà mis en appétit par le titre de l’article. Oui, Sonya Yoncheva est une Lucia d’exception, ne serait-ce que par la pulpe du timbre qui fait de l’héroïne de Donizetti un être véritablement incarné. Dissipées les brumes écossaises qui floutent les contours de la cinglée du belcanto, rompu le fil ténu sur lequel la voix joue les funambules, évanouies ces dames blanches ensanglantées qui n’existent que par la vertu du suraigu. Là n’est pas le point fort de Sonya Yoncheva. Il y aura au cours de la soirée suffisamment de contre-notes pour satisfaire les règles du genre mais les amateurs d’oiseaux des cimes resteront à juste titre sur leur faim. La colorature n’est pas le domaine d’expression favori de notre soprano. C’est dans la densité du medium qu’elle puise les ressources nécessaires à une composition qui relève des contes de la folie ordinaire. Les fêlures perceptibles chez d’autres, dès les premières notes de « Regnava nel silenzio » ne sont ici qu’ivresse amoureuse. Il exsude de ce chant trop de santé pour qu’il se teinte comme souvent d’accents morbides. Cette interprétation salubre, bien qu’elle puisse ne pas faire l’unanimité, fonctionne. Les applaudissements crépitent dès la première double barre et le public accueille debout la fin de la scène de la folie après l’avoir longuement applaudie en son milieu.
Un tel triomphe cependant n’éclipse pas celui de son partenaire, lui aussi interrompu dans son grand air par une salle enthousiaste. Michael Fabiano n’a ni l’éclat d’un Calleja ou d’un Alagna, ni le velours d’un Bergonzi, ni les reflets sombres d’un Villazon mais il possède une voix égale sur toute la longueur, suffisamment solide pour affronter vaillamment les morceaux de bravoure, dont la fameuse scène de Wolf’s Crag enfin rétablie. L’émission, naturelle, sait aussi s’assouplir dans les passages plus sentimentaux. Projection aidant, cet Edgardo se hisse à la hauteur de sa partenaire. L’alchimie vocale qui se créé entre les deux chanteurs est un autre des atouts de cette deuxième distribution. Et si, ce soir, un nouveau couple lyrique était né ?