Tout au long des Années folles, les petites filles sages lisaient La Semaine de Suzette, publication bien-pensante où tout était ordonné de manière carrée pour préparer les lectrices à leur destin de mère de famille et bonne ménagère. La Bretagne y était représentée par une héroïne maison, Bécassine, autour de qui gravitaient notamment la marquise de Grand-Air et sa fille adoptive Loulotte. Comme un coup de pied dans un jeu de cubes ou un éternuement sur un château de cartes, Gosse de riche vient bouleverser les règles convenues : Loulotte y est devenue Colette, une jeune femme libérée, et la marquise une entremetteuse louche, la baronne Skatinkolovitz.
Forte d’une dizaine de représentations à Paris (voir le compte rendu de Christophe Rizoud) qui a permis de bien roder le spectacle, Les Frivolités parisiennes commencent avec Compiègne et Reims une tournée qui promet d’être mémorable, car ce soir, le théâtre impérial, plein à craquer, a fait un triomphe à la troupe venue défendre cette œuvre pour le moins atypique. En effet, dans cette opérette hors normes dont on fête le centenaire, Maurice Yvain, après les triomphes de Ta bouche (1922) et Là-Haut (1923), fait un sort à la société bourgeoise du temps avec ses secrets de familles, en même temps qu’aux parvenus et nouveaux riches, et à leur rapport avec l’art contemporain.
Cette bombe jouissive fut saluée par la presse lors de sa création et connut un succès honorable, mais sera néanmoins relativement oubliée – sauf de l’ORTF* – comme beaucoup d’autres œuvres du compositeur, au profit notamment de Pas sur la bouche (1925). Et pourtant la musique est à la fois délicieuse, raffinée et accomplie, faisant sienne des réminiscences de Reynaldo Hahn (Ciboulette) en particulier dans le duo « Il faut briser les feux charmants de notre chaîne », André Messager (Véronique) et Franz Lehár, et bien sûr les rythmes américains de danses alors à la mode, foxtrot, tango ou shimmy. Quelques airs, même s’ils ne sont pas passés à la postérité, font mouche : « Quand on est chic, chic, chic… », « Vous m’trouvez peut-être un peu fantaisiste… », « On m’traite, et j’y consens, de sale gosse de riche », l’air des combines de la baronne « Faible et tendre femme sans soutien », et le savoureux « J’veux choisir c’qui m’fait plaisir ».
L’intrigue est passablement embrouillée et difficile à raconter en quelques mots : au départ, un peintre est amoureux de Colette, la fille de l’amant de sa maîtresse, et suit tout ce petit monde en villégiature en Bretagne. Les péripéties se multiplient, un peu à la manière de Feydeau, avec pour toile de fond une critique acerbe de la société. Les caricatures burlesques de personnages amoraux constituent un tableau de famille monstrueux, qui fait d’autant plus rire. Le public, qui répond au quart de tour, est en effet conquis, et prouve que l’œuvre n’a pas vieilli d’un iota. La mise en scène de Pascal Neyron, malgré un dispositif scénique un peu minimalistes, fait la part belle à tous ces éléments, et est d’une redoutable efficacité. Entre déterminisme social et rébellion, on suit ainsi avec amusement la jeune et naïve Colette, avec son petit air d’Amélie Poulain, dans sa recherche de liberté́ et d’émancipation.
Les conditions de représentation au théâtre impérial sont évidemment très différentes de celles de l’Athénée, où l’opérette vient d’être reprise : salle de grandes dimensions et large plateau obligent la troupe à prendre de nouvelles marques. Il est un peu dommage que le jeu se concentre souvent en fond de scène, alors qu’il aurait pu utiliser davantage la vaste avant-scène le plus souvent délaissée. Les textes parlés auraient ainsi bénéficié d’une meilleure perception (ou bien il aurait fallu mettre les textes parlés en surtitre, comme pour les textes chantés). Les acteurs sont en tout cas tous épatants, dans les joyeux et parfois surprenant costumes de Sabine Schlemmer, agrémentés de perruques et de chapeaux à l’unisson. Aussi à l’aise dans le jeu de comédie que dans le lyrique et dans la danse, ils entraînent une totale adhésion. Ils savent comme personne égrener les chansons qui composent l’opérette, et dire les textes parlés à une cadence effrénée – pas un temps mort – même si c’est parfois au détriment de leur bonne compréhension.
Lara Neumann, dont on connaît depuis longtemps la verve comique, campe une étonnante Suzanne Patarin, dont la parodie de danse bretonne restera un morceau d’anthologie. Affublée d’une coiffe bigoudine, Marie Lenormand est de son côté une truculente baronne Skatinkolowitz, dont on a du mal à mesurer l’insondable duplicité. Malgré les embûches qui les séparent, Amélie Tatti et Aurélien Gasse (Colette Patarin et André Sartène) roucoulent à l’unisson avec de jolies voix chantées. Philippe Brocard est pleinement convaincant en Achille Patarin, à qui il prête sa voix solide et musicale. Julie Mossay et Charles Mesrine composent enfin les savoureuses silhouettes de Nane et de Léon Mézaize. Le petit orchestre des Frivolités, dirigé par le premier violon, fait merveille dans l’excellente acoustique du théâtre impérial. Une belle réussite de plus à l’actif des Frivolités parisiennes !
*Voir le remarquable site Internet de Jacques Gana « Encyclopédie multimédia de la comédie musicale théâtrale en France, 1918-1944 », où il est possible d’écouter les enregistrements des œuvres répertoriées, et notamment pour ce Gosse de riche ceux de l’ORTF de 1968 et 1970.