Pourquoi sort-on euphorique d’un concert où tout n’était pas parfait, en sachant déjà qu’il occupera une place de choix dans nos souvenirs ? Dans le cas de cette Zelmira qui était à l’affiche du trentième Festival Rossini de Bad Wildbad, il ne fait pas de doute que l’intensité de l’engagement de l’équipe artistique était si communicative que cette générosité a balayé les réserves et emporté notre adhésion. On la ressent – la générosité – dès les premières mesures tant la direction d’un Gianluigi Gelmetti énergique et déterminé s’attache aussitôt et sans relâche à l’édification du monument conçu par Rossini, dans l’évolution dont Guillaume Tell sera le point d’orgue. Les musiciens répondent avec une clarté et une souplesse qui rendent justice aussi bien au lyrisme qu’au dynamisme. Les épisodes dramatiques s’enchaînent, qu’il s’agisse de confrontations ou d’introspection, dans une succession sans trêve puisque le livret les a accumulés, comme s’il s’agissait d’établir un recensement des douleurs.
Xiang Xu, Emmanuel Franco, Luca Dall’Amico, Joshua Stewart, Federico Sacchi, Mert Sungu, Gianluigi Gelmetti, Silvia Dalla Benetta et Marina Comparato © andreas heideker
Polidoro souffre en tant qu’homme et en tant que roi, car l’âge l’a empêché d’être un chef efficace et de repousser l’envahisseur ; il souffre en tant que père de savoir sa fille menacée et de ne pas l’avoir à ses côté, et d’être sans nouvelles du gendre parti au loin guerroyer et qu’il aime comme son fils ; et probablement souffre-t-il aussi d’avoir pour abri, avant l’heure, un tombeau. Zelmira souffre évidemment d’être injustement accusée de crimes divers : adultère, trahison, meurtre, incendie, parricide, méfaits qui font d’elle un monstre moral et un danger public. En outre elle tremble pour la vie de son fils. Mais peut-être ce qui la ravage le plus est d’être crue coupable par ceux qu’elle aime et qui disaient l’aimer, sa suivante et son mari. Evidemment ils souffrent aussi d’avoir aimé, voire d’aimer encore cette femme exécrable. Même le bonheur des méchants n’est pas sans mélange : malgré leurs crimes et leurs ruses ils n’ont pas réussi à exterminer la famille royale, et quand ils croiront avoir réussi ils seront perdus. Seuls les prêtres semblent sereins : Zeus leur aurait dit d’introniser l’usurpateur…
Pourquoi, après avoir pris Shakespeare (Otello) et Racine (Ermione) comme librettistes Rossini a-t-il accepté ce mélodrame dont l’adaptation de Tottola a semble-t-il retiré les aspects les plus trash ? Selon Bruno Cagli, il était pressé par le temps et ne pouvait se permettre de refuser ce sujet, car il avait promis par contrat en novembre 1821 d’écrire un opéra nouveau pour le théâtre de Vienne dont Barbaja venait de prendre la gestion. Rossini s’apprêtait à l’y suivre et les Napolitains savaient qu’après il y aurait encore Londres et Paris, mais ils voyaient ce tour d’Europe comme un hommage indirect à leur cité où le compositeur avait triomphé et où il ne pouvait manquer de revenir. Or en décembre Rossini voulait aussi rédiger une cantate en l’honneur de la famille royale, La riconoscenza pour la faire exécuter lors d’une soirée dont les bénéfices lui reviendraient. Alors, pour faire bonne mesure, en janvier et février 1822 il écrivit l’opéra destiné à Vienne comme il l’aurait fait pour les Napolitains et ils eurent la primeur de Zelmira avant son départ.
La réputation des chanteurs dont il disposait leur a survécu, justement grâce à leurs prouesses dans le répertoire rossinien. Pour ces gosiers d’exception il écrivit des parties qui posent aujourd’hui problème à qui voudrait composer une distribution. C’est le mérite de Bad Wildbad d’avoir su trouver et rassembler pour les rôles principaux des interprètes, bien ou peu connus, susceptibles de restituer une image aussi digne que possible de la partition. La silhouette du Grand Prêtre est habitée par Emmanuel Franco, tandis que Xiang Xu malgré la brièveté du rôle d’Eacide se fait à nouveau remarquer par la qualité de la projection de sa voix charnue. Leucippo, l’âme damnée, le fourbe, l’assassin, a le physique impressionnant de Luca Dall’Amico, qui fait oublier ses approximations en Pharaon. La voix est profonde, sonore, plutôt bien projetée, et malgré la fatigue visible les récitatifs sont bien marqués. De l’hostilité à la pitié, bien des affects contraires traversent le personnage d’Emma, la suivante de Zelmira ; il suffit à Marina Comparato de varier les couleurs et de marquer les accents, avec le raffinement ou la force nécessaire, grâce au contrôle du son ou à la fermeté de la voix pour soustraire le personnage à la fadeur et à la convention.
Cette franchise vocale, on l’espère chez l’Antenore de Joshua Stewart mais sa prestation ne lève pas les perplexités éveillées dans Le Nozze di Teti e Peleo, à propos d’une émission qui selon nous n’unifie pas suffisamment les registres. On perçoit un potentiel très grand, entre étendue et agilité, mais il reste à perfectionner la soudure, alors que la pertinence dramatique est déjà en action et que la fermeté des accents est indéniable. Plus complexe, le personnage d’Ilo est aussi un guerrier mais en outre un mari, un père, et comme un fils. Il faut donc que le chanteur soit capable de modifier son émission et de varier les couleurs en fonction de ces différents affects. Pour apprécier la prestation de Mert Sung on pourrait s’arrêter à la tension perceptible dans l’extrême aigu du rôle – il était destiné à Giovanni David – donné en force, mais comment refuser notre admiration au ténor pour le travail d’orfèvre qu’il a accompli sur le texte ? Non seulement il chante sans truquer en prenant tous les risques, non seulement il montre sa maîtrise des vocalises et d’une émission hyper-contrôlée, mais les mots révèlent dans sa bouche toutes les nuances du sens, et les ornements sur les reprises confirment son mérite et sa générosité. Le duo qu’il forme avec Federico Sacchi, qui incarne sobrement et dignement Polidoro, le roi déchu que sa fille a sauvé en l’abritant chez les morts, est un de ces moments où l’on oublie tout ce qui a chiffonné, pour s’abandonner au délice de l’instant.
Mentionnons du reste la réussite des ensembles, des duos jusqu’au grand quintette : les timbres s’allient et les mélodies s’enlacent, révélant la densité esthétique de cette œuvre qui, sous l’énergie concentrée du maestro Gelmetti, et son soin maniaque mais précieux des détails, se révèle dans la nouveauté qui la caractérisait, anticipation aussi bien de l’ampleur et de rythmes de Semiramide que de mélodies du Viaggio a Reims, et superbe exemple de la dilatation du temps vers laquelle tend Rossini depuis Ermione et le faux final de Matilde de Shabran. Dans la version présentée, celle de l’édition critique établie pour la Fondation Rossini de Pesaro par Helen Greenwald et Katleen Kuzmick Hansell en collaboration avec les éditions Ricordi de Milan, figurent deux variantes introduites à Paris en 1826, un air sollicité par Giuditta Pasta et un final qui donne lieu à des reprises en feu d’artifice où quand on croit les fusées épuisées, une modulation ramène au da capo et l’ivresse, ou l’intoxication, comme on voudra, peut s’assouvir encore.
A cette addiction participent, avec un brio et un sens des nuances qui ne cesse d’enchanter, les artistes du chœur Gorecki, qu’on admire d’autant plus de se montrer si réactifs et musicaux qu’ils sont tous les jours sans exception et souvent du matin au soir sur la brèche. Et, bien sûr, dans une santé vocale superbe et complètement purgée des acidités ressenties parfois, Silvia Dalla Benetta qui relève le défi d’affronter le souvenir de Mariella Devia et peut proclamer orgueilleusement qu’elle l’a soutenu sans démériter. L’émission est d’une netteté cristalline, les aigus sûrs, perlés ou brillants, la tenue des sons filés impressionne, les attaques sont aussi caressantes ou mordantes que le réclament la musique et le texte, tous les affects sont exprimés dans leur exquise idéalisation, les reprises justement ornées jouent leur rôle d’intensification dramatique, c’est une prestation majeure qui suscitera des clameurs d’enthousiasme, après avoir subjugué au point de finir dans un silence éberlué. Alors, tout était-il parfait ? Non. Mais que de beautés redécouvertes, grâce à cette interprétation si engagée ! On ne l’oubliera pas, cette Zelmira !