Quelle fâcheuse idée a bien pu traverser le crâne de Raphaël Pichon comme celui des programmateurs ? Zoroastre est une œuvre extrêmement ambitieuse par ses thèmes, ses exigences et sa durée. L’exotisme, le merveilleux le plus spectaculaire sont des données essentielles que la musique, seule, ne peut satisfaire, quel que soit le génie de Rameau. Pratiquement trois heures d’une succession de pièces orchestrales, de récitatifs, d’airs, de duos, de danses, avec la seule interruption d’un bref entracte, des chanteurs plantés derrière leurs pupitres, conduisent une large part de l’auditoire à la somnolence, voire à la désertion. D’autant plus que le programme imprimé, indigent, ne donne même pas l’énumération des pièces : tout juste un résumé de l’argument. Versions 1756 et 1749, est-il écrit. Rien n’est précisé, pas plus que les raisons du choix. Pourtant, tout semblait réuni pour une soirée d’exception : un casting proche de l’idéal, une formation et un chef qui se sont faits les ambassadeurs de Rameau.
L’histoire est connue : c’est celle du conflit entre le bien, la lumière, représentés par Zoroastre, et les ténèbres maléfiques incarnées par Abramane. Cahusac, franc-maçon, fait passer au travers de l’ouvrage nombre de thèmes alors à la mode. Se greffe sur cet antagonisme celui de deux femmes, l’héritière légitime du trône de Bactriane, Amélite, et Erinice, qui convoite le pouvoir. De fait, ce sont les dieux rivaux, Orosmade et Arimane qui vont tirer les ficelles, foudroyer l’ adversaire et user de magie pour asseoir leur puissance. Il en résulte une faiblesse d’épaisseur psychologique des personnages qui altère leur crédibilité. Comment trouver alors l’émotion ?
Pleinement engagé, magistral, Nicolas Courjal, toujours intelligible, impose dès son premier air « Non, je ne puis assez punir » un Abramane puissant, autoritaire dont la noirceur et les qualités expressives ne se démentiront jamais, avec les deux derniers actes pour sommet. Le Zoroastre de Reinoud van Mechelen attendra « Où suis-je ? Un jour nouveau m’éclaire » (acte II) pour s’imposer. La voix est toujours séduisante, la qualité du chant baroque indéniable, mais souffre de la comparaison avec la projection de son rival. Katherine Watson campe une Amélite, noble, puissante. L’émission est claire et colorée, d’une belle conduite. D’Emmanuelle de Negri, excellente ramiste, on se souvient des émouvantes Télaïre, de Castor et Pollux, particulièrement lorsqu’elle était dirigée par Emmanuelle Haïm. Les qualités vocales sont bien présentes, mais, ce soir, elle semble en retrait. Croit-elle en son personnage ? L’amour, la fureur, la haine sont très conventionnelles. C’est une leçon de style que nous délivre Christian Immler (tour à tour La Vengeance et Oromarès), en pleine forme. Il donne toute la mesure de ses moyens, particulièrement aux deux derniers actes. Léa Desandre, Céphie, est un joli mezzo, frais, d’une grande délicatesse, dont les qualités vocales n’attendent qu’un peu plus de maturité et d’épanouissement. A suivre. Virgile Ancely, Zopire, et Etienne Bazola, Narbanor, remplissent honorablement leur contrat.
Si la partition abonde en épisodes tumultueux, les figuralismes orchestraux sont réduits. Seule une percussion démonstrative signale les effets spéciaux du livret. C’est avant tout dans la fluidité des enchaînements que réside le génie de Rameau, où l’on passe d’un récitatif arioso à l’air, au duo, avec chœur sans la moindre césure. Là, le résultat est pleinement convaincant. A son habitude, le chef mobilise toutes les troupes de Pygmalion, en privilégiant les cordes, surabondantes, au détriment des vents, placés latéralement, à l’exception des bassons. Les équilibres s’en trouvent souvent faussés, et les couleurs estompées. L’articulation, très soignée, ne favorise pas la dynamique, et les danses, ravissantes, sont plus stylisées que jamais, dépourvues de cette sève rustique qu’illustrent si bien d’autres chefs. Remarquables, très professionnels, mais toujours plongés dans leur partition, les choeurs ne souffrent pas trop d’être placés en fond de scène, alors que leurs interventions, essentielles et fréquentes, justifieraient qu’ils soient mis en avant, à côté des solistes.
William Christie avait eu le mérite de sortir l’ouvrage des perruques poudrées, de lui insuffler une vie extraordinaire. Il appartenait à Sigiswald Kuijken de lui donner grandeur, noblesse, poésie et profondeur. Il faudra encore attendre pour les surpasser.
Le concert est retransmis en direct sur France Musique. Demain, ils seront à Beaune, le 18 juillet au Festival d’Aix-en-Provence, et à Versailles le 9 novembre.