La Scala était l’une des dernières grandes institutions lyriques à ne pas avoir ouvert sa programmation à l’opéra baroque. C’est seulement l’année passée que le théâtre milanais a proposé une version scénique de l’oratorio de Haendel Il trionfo del Tempo e del Disinganno, avec une nouvelle formation orchestrale sur instruments anciens, dont la direction a été confiée à Diego Fasolis. Nous retrouvons cette même équipe pour un premier « vrai » opéra, le Tamerlano de Haendel dont il s’agit de la création in loco.
Cet ouvrage marque aussi les débuts à Milan de Davide Livermore, l’un des metteurs en scène italiens les plus en vue (et souvent controversé), actuel intendant et directeur artistique du Palau de les Arts de Valence. Pas de scandale cette fois-ci, mais une production spectaculaire et intelligente, plutôt amusante, dans une esthétique à la Sergueï Eisenstein. Livermoore choisit en effet de transposer l’action sous la Révolution d’Octobre : Tamerlano devient Staline, Andronico est Trotski et Bajazet, Nicolas II. Ces dames font plutôt penser à des starlettes du muet. Au premier acte, un train parcourt la steppe russe enneigée, s’arrêtant de temps à autre pour l’entrée en scène d’un nouveau personnage. Le mouvement est assuré par un fond vidéo déroulant les paysages. Des figurants miment l’éloignement du train dans lequel ils tentent de monter en marche, ou les trépidations du wagon par de légers sautillements. Au deuxième acte, nous sommes dans un palais abandonné (tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur) et au dernier, on ne sait trop où, mais il y a un bel escalier ! Sans doute soucieux de combler constamment l’attention du spectateur milanais, peu habitué à ces opéras très statiques, Livermore meuble visuellement « l’inaction » : affrontements sanglants pendant l’ouverture, tentative d’évasion de Nicolas II, exécutions, beuveries … et les désormais classiques scènes de viol et d’attouchements d’amazones lesbiennes. Transposition intellectuellement anodine, qui n’apporte aucun éclairage sur le conflit mongolo-ottoman de 1402, ni sur la Grande-Bretagne du début du XVIIIe siècle, et encore moins sur les relations légèrement tendues entre Staline et Trotski. Il s’agit juste d’en mettre plein les yeux et de divertir le public. Et le contrat est plus que largement rempli ! Quelques touches d’humour viennent apporter des respirations dans une œuvre assez uniformément sombre, peut-être même l’une des plus noires de Haendel : il faudra attendre Turandot pour revoir un happy-end aussi cynique, le suicide de Liú succédant à celui de Bajazet.
Sur le papier, la Scala a réuni une distribution brillante, mais la représentation nous laisse circonspect. Bejun Mehta a pour lui une grande intelligence dramatique, au service d’une interprétation où les divers sentiments du personnage sont parfaitement exprimés par les inflexions de la voix. Le timbre est toujours aussi jeune et l’on a du mal à imaginer que ce chanteur a déjà 49 ans. Techniquement, nous restons plusieurs fois sur notre faim (les trilles sont à peine esquissés). Malheureusement, dans l’immense Scala, il faut prêter l’oreille, aller « chercher le son » sur la scène, alors qu’on y a l’habitude d’être enrobé par la musique. On fera la même constatation pour l’Andronico de Franco Fagioli dont le timbre, habituellement si caractéristique, se perd dans l’immensité. Virtuose réputé, le contre-ténor n’a pas souvent l’occasion de briller (à l’exception d’un air) : peu de variations spectaculaires, de suraigus, des trilles négligés. En revanche, la sensibilité de l’artiste rehausse à merveille un personnage un peu falot grâce à une parfaite musicalité.
Maria Grazia Schiavo a pour elle un beau tempérament dramatique, un timbre cristallin mais manquant d’épaisseur, des aigus un peu acides (mais au moins a-t-elle le mérite de les rajouter, ce qui surprend un peu d’ailleurs). Les vocalises sont impeccables, mais les trilles là encore souvent mal exécutés. La projection est un peu faible. Même remarque pour le chant de Marianne Crebassa : les aigus et les graves passent la rampe, mais le bas medium est confidentiel. Là encore, faute de volume, on a du mal à apprécier son timbre très personnel. Pour preuve, il nous est arrivé d’être gêné par le bruit du projecteur vidéo lors des longs récitatifs entre ces quatre protagonistes. Le Leone un peu fatigué de Christian Senn manque de mordant et le timbre n’est pas très flatteur.
Placido Domingo n’a pas de problème pour se faire entendre, malgré une projection diminuée par rapport à ses grandes années. Retrouvant là un rôle de ténor, il étonne par la clarté de son haut médium et de son aigu, mais les passages graves le mettent en difficulté (en particulier dans son deuxième air qui le voit à court de souffle). Si la vocalisation restait acceptable à l’époque de sa prise de rôle, elle est bien ardue aujourd’hui. C’est finalement dans la scène de suicide avec la mort de Bajazet que nous retrouvons la grandeur de ce chanteur : un moment qui a lui seul justifie cette représentation.
On connait l’incroyable diversité des formations baroques, aux sonorités si diverses. Celle de la Scala nous a paru un peu fade : un beau tapis de son, mais guère de vivacité. On n’a pas retrouvé non plus l’énergie et l’élan si caractéristiques de l’excellent Diego Fasolis. Tout est est en place, parfaitement musical, mais il manque une urgence qui aurait soutenu une représentation de plus de quatre heures et demie.